Noire siècle est vraiment bien trop occupé, pour s’arrêter aux causeries de deux amants inconnus. Mes feuilles volantes passeront sans bruit dans la foule et te parviendront vierges encore. Ainsi, je puis être fou tout à mon aise ; je puis, comme autrefois, aller à l’aventure, insoucieux des sentiers. Toi seule me liras, je sais avec quelle indulgence.
Et maintenant, Ninon, j’ai satisfait tes vœux. Voici mes contes. N’élève plus ta voix en moi, cette voix du souvenir qui fait monter des larmes à mes yeux. Laisse en paix mon cœur qui a besoin de repos, ne viens plus, dans mes jours de lutte, m’attrister en me rappelant nos paresseuses nuits. S’il te faut une promesse, je m’engage à t’aimer encore, plus tard, lorsque j’aurai vainement cherché d’autres maîtresses en ce monde, et que j’en reviendrai à mes premières amours. Alors, je regagnerai la Provence, je te retrouverai au bord de la petite rivière. L’hiver sera venu, un hiver triste et doux, avec un ciel clair et une terre pleine des espérances de la moisson future. Va, nous nous adorerons toute une saison nouvelle ; nous reprendrons nos soirées paisibles, dans les campagnes aimées ; nous achèverons notre rêve.
Attends-moi, ma chère âme, vision fidèle, amante de l’enfant et du vieillard.
Émile Zola.
1er octobre 1864.
I
Il y avait autrefois, – écoute bien, Ninon, je tiens ce récit d’un vieux pâtre, – il y avait autrefois, dans une île que la mer a depuis longtemps engloutie, un roi et une reine qui avaient un fils. Le roi était un grand roi : son verre était le plus profond de son empire ; son épée, la plus lourde ; il tuait et buvait royalement. La reine était une belle reine : elle usait tant de fard qu’elle n’avait guère plus de quarante ans. Le fils était un niais.
Mais un niais de la plus grosse espèce, disaient les gens d’esprit du royaume. À seize ans, il fut emmené en guerre par le roi : il s’agissait d’exterminer certaine nation voisine qui avait le grand tort de posséder un territoire. Simplice se comporta comme un sot : il sauva du carnage deux douzaines de femmes et trois douzaines et demie d’enfants ; il faillit pleurer à chaque coup d’épée qu’il donna ; enfin la vue du champ de bataille, souillé de sang et encombré de cadavres, lui mit une telle pitié au cœur, qu’il n’en mangea pas de trois jours. C’était un grand sot, Ninon, comme tu vois.
À dix-sept ans, il dut assister à un festin donné par son père à tous les grands gosiers du royaume. Là encore il commit sottise sur sottise. Il se contenta de quelques bouchées, parlant peu, ne jurant point. Son verre risquant de rester toujours plein devant lui, le roi, pour sauvegarder la dignité de la famille, se vit forcé de le vider de temps à autre en cachette.
À dix-huit ans, comme le poil lui poussait au menton, il fut remarqué par une dame d’honneur de la reine. Les dames d’honneur sont terribles, Ninon. La nôtre ne voulait rien moins que se faire embrasser par le jeune prince. Le pauvre enfant n’y songeait guère ; il tremblait fort, lorsqu’elle lui adressait la parole, et se sauvait, dès qu’il apercevait le bord de ses jupes dans les jardins. Son père, qui était un bon père, voyait tout et riait dans sa barbe. Mais, comme la dame courait plus fort et que le baiser n’arrivait pas, il rougit d’avoir un tel fils, et donna lui-même le baiser demandé, toujours pour sauvegarder la dignité de sa race.
– Ah ! le petit imbécile ! disait ce grand roi qui avait de l’esprit.
II
Ce fut à vingt ans que Simplice devint complètement idiot. Il rencontra une forêt et tomba amoureux.
Dans ces temps anciens, on n’embellissait point encore les arbres à coups de ciseaux, et la mode n’était pas de semer le gazon ni de sabler les allées. Les branches poussaient comme elles l’entendaient ; Dieu seul se chargeait de modérer les ronces et de ménager les sentiers. La forêt que Simplice rencontra était un immense nid de verdure, des feuilles et encore des feuilles, des charmilles impénétrables coupées par de majestueuses avenues. La mousse, ivre de rosée, s’y livrait à une débauche de croissance ; les églantiers, allongeant leurs bras flexibles, se cherchaient dans les clairières pour exécuter des danses folles autour des grands arbres ; les grands arbres eux-mêmes, tout en restant calmes et sereins, tordaient leur pied dans l’ombre et montaient en tumulte baiser les rayons d’été. L’herbe verte croissait au hasard, sur les branches comme sur le sol ; la feuille embrassait le bois, tandis que, dans leur hâte de s’épanouir, pâquerettes et myosotis, se trompant parfois, fleurissaient sur les vieux troncs abattus.
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