Jamais je n’aurais eu l’idée qu’on pouvait retrouver son
Ombre sous la forme d’un être humain.
– Pardon si j’insiste, reprit l’Ombre. Quelle
somme ai-je à vous verser pour que vous renonciez à l’autorité que
vous avez toujours sur moi ?
– Laisse donc ces sornettes, dit le savant.
Comment peut-il être question d’argent entre nous. Je t’affranchis
et je te fais libre comme l’air. Je suis enchanté d’apprendre que
tu as si bien fait ton chemin dans ce monde. Seulement je te prie
d’une chose ; raconte-moi tes aventures depuis le moment où tu
t’es faufilée par la fenêtre du balcon dans la maison en face de
celle que nous habitions.
– Je veux bien vous en faire le récit, dit
l’Ombre ; mais promettez-moi de n’en rien révéler, de ne pas
apprendre aux gens que je n’ai été qu’un être impalpable. Il me
peut venir l’idée de me marier, et je ne tiens pas à ce qu’on me
suppose sans consistance.
– C’est entendu, dit le savant.
Avant de commencer, l’Ombre s’installa à son
aise. Elle était toute vêtue de noir, ses vêtements étaient du drap
le plus fin, ses bottes en vernis ; elle portait un chapeau à
claque, dont par un ressort on pouvait faire une simple
galette : on venait d’inventer ce genre de coiffure, qui
n’était encore d’usage que dans la plus haute société.
Elle s’assit et posa ses bottes vernies sur la
tête de la nouvelle ombre qui lui avait succédé et qui se tenait
comme un fidèle caniche aux pieds du savant ; celle-ci ne
parut pas ressentir l’humiliation et ne bougea pas, voulant écouter
attentivement comment la première s’y était prise pour se dégager
de son esclavage.
– Vous ignorez encore, commença l’Ombre
parvenue, qui demeurait dans la fameuse maison d’en face, qui vous
intriguait là-bas dans les pays chauds. C’était ce qu’il y a de
plus sublime au monde : la Poésie en personne. Je ne restai
que trois semaines auprès d’elle, et j’appris dans ces quelques
jours sur les secrets de l’univers et le cours du monde plus que si
j’avais vécu autre part trois mille ans. Et aujourd’hui je puis
dire sans craindre d’être mis à l’épreuve : je sais tout, j’ai
tout vu.
– La Poésie ! s’écria le savant. Comment
n’y ai-je pas pensé ? Mais oui, dans les grandes villes, elle
vit dans l’isolement, toute solitaire ; bien peu s’intéressent
à elle. Je ne l’ai aperçue qu’un instant, et encore n’étais-je qu’à
moitié éveillé. Elle se tenait sur le balcon ; autour d’elle
une auréole brillait comme une de nos aurores boréales ; elle
était au milieu d’un parterre de fleurs qu’on aurait prises pour
des flammes. Mais continue, continue : donc tu entras par la
fenêtre du balcon, et alors …
– Je me trouvai dans une antichambre où
régnait comme une sorte de crépuscule ; la porte qui était
ouverte donnait sur une longue enfilade de superbes appartements
qui communiquaient tous ensemble ; la lumière y était
éblouissante, et m’aurait infailliblement tuée si je m’y étais
aventurée. Mais provenant de vous, j’avais suffisamment de votre
sagesse pour rester à l’abri et tout observer de mon petit coin.
Dans le fond je vis la Poésie, assise sur son trône.
– Et ensuite ? interrompit le savant. Ne
me fais pas languir.
– Je vous l’ai déjà dit, reprit l’Ombre, j’ai
vu défiler devant moi tout ce qui existe : le passé et une
partie de l’avenir. Mais, par parenthèse, je vous demanderai s’il
n’est pas convenable que vous cessiez de me tutoyer. J’en fais
l’observation, non par orgueil, mais en raison de ma science
maintenant si supérieure à la vôtre, et surtout à cause de ma
situation de fortune, chose qui ici-bas règle partout les relations
de société.
– Vous avez parfaitement raison, dit le
savant. Excusez-moi de ne pas y avoir songé de moi-même. Mais
continuez, je vous prie.
– Je ne puis, reprit l’Ombre, que vous
répéter : j’ai tout vu et je sais tout.
– Mais enfin, dit le savant, ces magnifiques
appartements, comment étaient-ils ? Était-ce comme un temple
sacré ? ou bien s’y serait-on cru sous le ciel étoilé ?
ou bien encore dans une forêt mystérieuse ? Ce sont là les
lieux où nous aimons à supposer que demeure la Poésie.
– Maintenant que j’ai tout vu et que je
connais tout, dit l’Ombre, il m’est pénible d’entrer dans les menus
détails.
– Apprenez-moi au moins, dit le savant, si
dans ces splendides salles vous avez aperçu les dieux des temps
antiques, les héros des âges passés ? Les sylphides, les
gentilles elfes n’y dansaient-elles pas des rondes ?
– Vous ne voulez donc pas comprendre que je ne
puis vous en dire plus. Si vous aviez été à ma place, dans ce
séjour enchanté, vous seriez passé à l’état d’être supérieur à
l’homme ; moi qui n’étais qu’une ombre, j’ai avancé jusqu’à la
condition d’homme. Or le propre de l’humanité c’est de faire
l’important, c’est de se prévaloir à l’excès de ses avantages. Donc
il est tout naturel qu’ayant tout vu, je ne vous communique rien de
ma science.
J’ai d’autant plus de raison de montrer
quelque hauteur, qu’étant dans l’antichambre du palais, j’ai saisi
la ressemblance de mon être intime avec la Poésie : tous deux
nous sommes des reflets.
« Lorsque, devenue homme, j’abandonnai la
demeure de la Poésie, vous aviez quitté la ville. Je me trouvai un
matin, dans les rues, richement habillée comme un prince. D’abord,
l’étrangeté de ma nouvelle situation me fit un singulier
effet ; et je me blottis tout le jour dans le coin d’une
ruelle écartée.
« Le soir je parcourus les rues au clair
de lune : je grimpai tout en haut des murailles, jusqu’au
faite des toits et je regardai dans les maisons, à travers les
fenêtres des beaux salons et des humbles mansardes. Personne ne se
défilait de moi, et je découvris toutes les vilaines choses que
disent et que font les hommes quand ils se croient à l’abri de tout
regard observateur. »Si j’avais mis dans une gazette toutes
les noirceurs, les indignités, les intrigues, que je découvrais, on
n’aurait plus lu que ce journal dans tout l’univers. Mais quels
ennemis cela m’aurait procurés ! Je préférai profiter de ma
clairvoyance, et je fis par lettre particulière connaître aux gens
que je savais leurs méfaits. Partout où je passais, on vivait dans
des transes terribles ; on me détestait comme la mort, mais en
face on me choyait, on me faisait fête, on m’accablait de
magnifiques cadeaux et d’honneurs. Les académiciens me nommaient un
des leurs, les tailleurs m’habillaient pour rien, les fournisseurs
me donnaient ce qu’ils avaient de mieux pour m’obliger à taire
leurs fraudes ; les financiers me bourraient d’or ; les
femmes disaient qu’on ne pouvait imaginer un plus bel homme que
moi. Je me laissais faire, c’est ainsi que je suis devenue le
personnage que vous voyez.
« Maintenant je vous quitte pour aller à
mes affaires.
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