Il serait sûrement content de la voir, de savoir quel
long chemin elle avait fait pour le trouver.
Les voilà dans l’escalier où brûlait une
petite lampe sur un buffet ; au milieu du parquet se tenait la
corneille apprivoisée qui tournait la tête de tous les côtés et
considérait Gerda, laquelle fit une révérence comme grand-mère le
lui avait appris.
– Mon fiancé m’a dit tant de bien de vous, ma
petite demoiselle, dit la corneille apprivoisée, du reste votre
curriculum vitae, comme on dit, est si touchant. Voulez-vous tenir
la lampe, je marcherai devant. Nous irons tout droit, ici nous ne
rencontrerons personne.
– Il me semble que quelqu’un marche juste
derrière nous, dit Gerda. Quelque chose passa près d’elle en
bruissant, sur les murs glissaient des ombres : chevaux aux
crinières flottantes et aux jambes fines, jeunes chasseurs,
cavaliers et cavalières.
– Rêves que tout cela, dit la corneille. Ils
viennent seulement orienter vers la chasse les rêves de nos
princes, nous pourrons d’autant mieux les contempler dans leur lit.
Mais autre chose : si vous entrez en grâce et prenez de
l’importance ici, vous montrerez-vous reconnaissante ?
– Ne parlons pas de ça, dit la corneille de la
forêt.
Ils entrèrent dans la première salle tendue de
satin rose à grandes fleurs, les rêves les avaient dépassés et
couraient si vite que Gerda ne put apercevoir les hauts
personnages. Les salles se succédaient l’une plus belle que
l’autre, on en était impressionné … et ils arrivèrent à la chambre
à coucher.
Le plafond ressemblait à un grand palmier aux
feuilles de verre précieux, et au milieu du parquet se trouvaient,
accrochés à une tige d’or, deux lits qui ressemblaient à des lis,
l’un était blanc et la princesse y était couchée, l’autre était
rouge et c’est dans celui-là que Gerda devait chercher le petit
Kay. Elle écarta quelques pétales rouges et aperçut une nuque
brune.
– Oh ! c’est Kay ! cria-t-elle tout
haut en élevant la lampe vers lui.
Les rêves à cheval bruissaient dans la
chambre. Il s’éveilla, tourna la tête vers elle – et ce n’était pas
le petit Kay …
Le prince ne lui ressemblait que par la nuque
mais il était jeune et beau.
Alors la petite Gerda se mit à pleurer, elle
raconta toute son histoire et ce que les corneilles avaient fait
pour l’aider.
– Pauvre petite, s’exclamèrent le prince et la
princesse. Ils louèrent grandement les corneilles, déclarant qu’ils
n’étaient pas du tout fâchés mais qu’elles ne devaient tout de même
pas recommencer. Cependant ils voulaient leur donner une
récompense.
– Voulez-vous voler librement ? demanda
la princesse, ou voulez-vous avoir la charge de corneilles de la
cour ayant droit à tous les déchets de la cuisine ?
Les deux corneilles firent la révérence et
demandèrent une charge fixe ; elles pensaient à leur
vieillesse et qu’il est toujours bon d’avoir quelque chose de sûr
pour ses vieux jours.
Le prince se leva de son lit et permit à Gerda
d’y dormir. Il ne pouvait vraiment faire plus. Elle joignit ses
petites mains et pensa :
« Comme il y a des êtres humains et aussi
des animaux qui sont bons ! » Là-dessus elle ferma les
yeux et s’endormit délicieusement.
Tous les rêves voltigèrent à nouveau autour
d’elle, cette fois ils avaient l’air d’anges du Bon Dieu, ils
portaient un petit traîneau sur lequel était assis Kay qui saluait.
Mais tout ceci n’était que rêve et disparut dès qu’elle
s’éveilla.
Le lendemain on la vêtit de la tête aux pieds
de soie et de velours, elle fut invitée à rester au château et à
couler des jours heureux mais elle demanda seulement une petite
voiture attelée d’un cheval et une paire de petites bottines, elle
voulait repartir de par le monde pour retrouver Kay.
On lui donna de petites bottines et un
manchon, on l’habilla à ravir et au moment de partir un carrosse
d’or pur attendait devant la porte. La corneille de la forêt,
mariée maintenant, les accompagna pendant trois lieues, assise à
côté de la petite fille car elle ne pouvait supporter de rouler à
reculons, la deuxième corneille, debout à la porte, battait des
ailes, souffrant d’un grand mal de tête pour avoir trop mangé
depuis qu’elle avait obtenu un poste fixe, elle ne pouvait les
accompagner. Le carrosse était bourré de craquelins sucrés, de
fruits et de pains d’épice.
– Adieu ! Adieu ! criaient le prince
et la princesse.
Gerda pleurait, la corneille pleurait, les
premières lieues passèrent ainsi, puis la corneille fit aussi ses
adieux et ce fut la plus dure séparation. Elle s’envola dans un
arbre et battit de ses ailes noires aussi longtemps que fut en vue
la voiture qui rayonnait comme le soleil lui-même.
Cinquième histoire
La petite fille des brigands
On roulait à travers la sombre forêt et le
carrosse luisait comme un flambeau. Des brigands qui se trouvaient
là en eurent les yeux blessés, ils ne pouvaient le supporter.
– De l’or ! de l’or !
criaient-ils.
S’élançant à la tête des chevaux, ils
massacrèrent les petits postillons, le cocher et les valets et
tirèrent la petite Gerda hors de la voiture.
– Elle est grassouillette, elle est mignonne
et nourrie d’amandes, dit la vieille brigande qui avait une longue
barbe broussailleuse et des sourcils qui lui tombaient sur les
yeux. C’est joli comme un petit agneau gras, ce sera délicieux à
manger.
Elle tira son grand couteau et il luisait
d’une façon terrifiante.
– Aie ! criait en même temps cette
mégère.
Sa propre petite fille qu’elle portait sur le
dos et qui était sauvage et mal élevée à souhait, venait de la
mordre à l’oreille.
– Sale petite ! fit la mère.
Elle n’eut pas le temps de tuer Gerda, sa
petite fille lui dit :
– Elle jouera avec moi, qu’elle me donne son
manchon, sa jolie robe et je la laisserai coucher dans mon lit.
Elle mordit de nouveau sa mère qui se
débattait et se tournait de tous les côtés. Les brigands
riaient.
– Voyez comme elle danse avec sa
petite !
– Je veux monter dans le carrosse, dit la
petite fille des brigands.
Et il fallut en passer par où elle voulait,
elle était si gâtée et si difficile. Elle s’assit auprès de Gerda
et la voiture repartit par-dessus les souches et les broussailles
plus profondément encore dans la forêt. La fille des brigands était
de la taille de Gerda mais plus forte, plus large d’épaules, elle
avait le teint sombre et des yeux noirs presque tristes. Elle prit
Gerda par la taille, disant :
– Ils ne te tueront pas tant que je ne serai
pas fâchée avec toi. Tu es sûrement une princesse.
– Non, répondit Gerda.
Et elle lui raconta tout ce qui lui était
arrivé et combien elle aimait le petit Kay.
La fille des brigands la regardait d’un air
sérieux, elle fit un signe de la tête.
Elle essuya les yeux de Gerda et mit ses deux
mains dans le manchon. Qu’il était doux !
Le carrosse s’arrêta, elles étaient au milieu
de la cour d’un château de brigands, tout lézardé du haut en bas,
des corbeaux, des corneilles s’envolaient de tous les trous et les
grands bouledogues, qui avaient chacun l’air capable d’avaler un
homme, bondissaient mais n’aboyaient pas, cela leur était
défendu.
Dans la grande vieille salle noire de suie,
brûlait sur le dallage de pierres un grand feu, la fumée montait
vers le plafond et cherchait une issue, une grande marmite de soupe
bouillait et sur des broches rôtissaient lièvres et lapins.
– Tu vas dormir avec moi et tous mes petits
animaux préférés ! dit la fille des brigands.
Après avoir bu et mangé elles allèrent dans un
coin où il y avait de la paille et des couvertures. Au-dessus, sur
des lattes et des barreaux se tenaient une centaine de pigeons qui
avaient tous l’air de dormir mais ils tournèrent un peu la tête à
l’arrivée des fillettes.
– Ils sont tous à moi, dit la petite fille des
brigands.
Elle attrapa un des plus proches, le tint par
les pattes.
– Embrasse-le ! cria-t-elle en le
claquant à la figure de Gerda.
– Et voilà toutes les canailles de la forêt,
continua-t-elle, en montrant une quantité de barreaux masquant un
trou très haut dans le mur.
– Ce sont les canailles de la forêt, ces
deux-là, ils s’envolent tout de suite si on ne les enferme pas
bien. Et voici le plus chéri, mon vieux Bée !
Elle tira par une corne un renne qui portait
un anneau de cuivre poli autour du cou et qui était attaché.
– Il faut aussi l’avoir à la chaîne celui-là,
sans quoi il bondit et s’en va. Tous les soirs je lui caresse le
cou avec mon couteau aiguisé, il en a une peur terrible,
ajouta-t-elle.
Elle prit un couteau dans une fente du mur et
le fit glisser sur le cou du pauvre renne qui ruait, mais la fille
des brigands ne faisait qu’en rire. Elle entraîna Gerda vers le
lit.
– Est-ce que tu le gardes près de toi pour
dormir ? demanda Gerda.
– Je dors toujours avec un couteau, dit la
fille des brigands. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Mais
répète-moi ce que tu me racontais de Kay.
Tandis que la petite Gerda racontait, les
pigeons de la forêt roucoulaient là-haut dans leur cage, les autres
pigeons dormaient. La fille des brigands dormait et ronflait, une
main passée autour du cou de Gerda et le couteau dans l’autre, mais
Gerda ne put fermer l’œil, ne sachant si elle allait vivre ou
mourir.
Alors, les pigeons de la forêt
dirent :
– Crouou ! Crouou ! nous avons vu le
petit Kay.
1 comment