/Contes noirs

 

 

 

 

Texte intégral Crédit couverture : D. R.

 

© Éditions Terrain Vague pour la traduction française

© 1991, Éditions Rivages 27, rue de Fleurus -75006 Paris

10 rue Fortia – 13001 Marseille

ISBN : 2-86930-513-3 ISSN : 1140-1591

 

Ambrose Bierce était un esprit brillant, cultivé ; contemporain de Mark Twain, il débuta comme lui dans de nombreux journaux américains avec des nouvelles, des reportages et des critiques. (Il fut pendant longtemps l’un des éditorialistes les plus féroces de la presse Hearst.)

 

À l’âge de 71 ans, il rejoignit l’armée de Pancho Villa et disparut à une date inconnue en luttant aux côtés des paysans mexicains.

 

Ambrose Bierce 

Contes noirs

 

Traduit de l’anglais par Jacques Papy

Rivages

 

Connaissance
d’Ambrose Bierce

 

Après Morts violentes et Histoires impossibles, ce n’est pas sans une certaine appréhension que je présente aux lecteurs ces Contes noirs : ne va-t-on pas m’accuser, en effet, de me repaître trop complaisamment de viandes faisandées, et d’offrir au public un menu toujours le même, – avec la Mort trônant au haut bout de la table ?

À cela, semble-t-il, je n’aurais rien à dire. Pourtant, j’ose prétendre que ce troisième bouquet de fleurs funèbres apporte un parfum différent. Dans le présent ouvrage, cynisme et misanthropie ont complètement disparu pour faire place à un sens profond de la misère humaine, une étude subtile du mécanisme de la peur, et une incursion troublante dans le royaume du surnaturel.

Aussi bien ai-je classé ces douze nouvelles selon un ordre peut-être arbitraire mais qui fait ressortir ces trois éléments nouveaux.

Les quatre premières, placées sous le signe de l’horreur, nous en montrent deux visages violemment contrastés.

« Par une nuit d’été » et « Les funérailles de John Mortonson » se présentent comme de simples “pochades”, exercices littéraires grand-guignolesques où l’auteur tient la gageure d’exprimer le maximum de terreur dans le minimum de mots.

« La fenêtre condamnée » et « Histoire de fou » sont d’une autre venue. Autant les précédentes peuvent nous inciter à sourire par leur outrance même, autant celles-ci nous émeuvent parce que Bierce relègue le réalisme au second plan. Certes, quand il l’aborde, il ne ménage pas notre sensibilité, selon sa coutume ; mais ce qu’il met en valeur, tout au long de chaque récit, c’est la pitoyable détresse de l’homme qui aime et qui a perdu à jamais ce qu’il aime. Du coup, voici notre cynique transformé en grand sensible ; car il aurait le cœur et l’esprit bien émoussés, celui qui ne sentirait pas dans ces pages cruelles une infinie et douloureuse compassion. Murlock, dans sa cabane solitaire, veillant le corps de sa femme qu’il croit morte, John Hardshaw frappé de folie à la suite de la fin tragique de sa maîtresse, sont les frères de Bierce autant que de nous tous.

Avec « Le décor approprié » et les trois nouvelles suivantes, nous voici dans le domaine de la peur. Au terme de chacune d’elles, un homme meurt parce que son cœur cesse de battre sous le coup d’une épouvante effroyable et sans objet. On ne peut qu’admirer ici le prestigieux “métier” de Bierce : il réussit ce tour de force de nous fasciner par des récits absolument statiques dans lesquels il ne se passe presque rien. Il n’y a pas la moindre action dans ces crises de panique aveugle, et le dénouement brutal, à la Bierce, nous importe peu. Ce qui nous importe, ce qui nous tient en haleine, prisonniers d’un véritable sortilège, c’est cette analyse lente, minutieuse, opiniâtre, où l’on ne nous fait grâce ni d’une pensée démente, ni d’un geste convulsif, ni d’une goutte de sueur. 

Quand la mort vient enfin délivrer celui qui meurt, il est déjà mort plusieurs fois au cours de son terrible voyage sur la route de l’épouvante. Pourtant, ses tortures, fruits de sa seule imagination, ont pour cause apparente des objets d’une banalité insigne. En l’occurrence, Bierce est un maître psychologue autant qu’un maître écrivain. La peur vient du dedans : elle n’est que vaine chimère. Et, avec ses fantasmes, notre auteur nous trouble bien davantage que lorsqu’il amoncelle des cadavres sur un champ de bataille.

Quittant l’univers connu des hommes, Bierce, par le truchement de ses quatre derniers « contes noirs », nous fait franchir la frontière du surnaturel. Ici encore, il donne la pleine mesure de son talent, car il réussit à être convaincant. Son procédé est simple : il consiste à entasser les détails concrets pour rendre le récit plus réel, et nous passons ensuite, sans en avoir nettement conscience, dans le domaine du surréel.

Néanmoins, chacune de ces quatre nouvelles possède son caractère propre ; chacune retient notre intérêt pour des motifs différents. « Le troisième orteil du pied droit » est un simple fait divers ; « L’inconnu », un récit d’aventures ; « Un habitant de Carcosa », une légende orientale.

« La route au clair de lune » mérite une mention spéciale, car je la crois unique dans l’œuvre entière de Bierce. Nulle part ailleurs il n’atteint ce degré de pitié poignante pour ses semblables, vivants ou morts. Je ne connais rien de plus déchirant que les tentatives lamentables de l’ombre de Julia Hetman pour entrer en communication avec son mari vivant qui fut l’instrument de sa mort (chose qu’elle ignore). Bierce a touché ici le fin fond de l’abîme du désespoir. Car, selon lui, ceux de l’autre monde ne savent rien d’autre que le peu que nous savons nous-mêmes, et la vérité que nous cherchons en vain ici-bas nous sera également refusée au-delà de la tombe.

Voilà pourquoi j’estime que les Contes noirs, loin d’être une redite, permettent au lecteur de mieux connaître l’œuvre d’un gentilhomme de lettres injustement oublié.

Je ne saurais conclure sans souligner ce qui confère à cette œuvre l’originalité et l’unité sans lesquelles un auteur ne peut pas être vraiment grand, à savoir : son écriture. Bierce, à l’encontre de la plupart de ses confrères de langue anglo-saxonne, a le culte fervent du style. Il compte au nombre de ceux pour lesquels écrire est un art difficile et qui mérite tous nos soins. Ce fossoyeur impénitent, ce familier de la mort, ce compagnon des ombres, est un des derniers classiques de la littérature mondiale.

Jacques Papy.

 

Par une nuit d’été

Le fait qu’Henry Armstrong fût enterré ne lui semblait pas prouver qu’il fût mort : il avait toujours été difficile à convaincre. Le témoignage de ses sens l’obligea à admettre qu’il était bel et bien enterré. Sa position (couché sur le dos, les mains jointes sur sa poitrine et attachées par un lien qu’il rompit aisément sans amener aucun changement avantageux de sa situation), l’emprisonnement rigoureux de toute sa personne, les noires ténèbres et le profond silence du lieu où il se trouvait : tout cela constituait un ensemble de preuves indiscutables qu’il acceptait sans ergoter.

Mais il n’était pas mort, sûrement pas ; il devait être simplement terrassé par une grave maladie. D’ailleurs, il se sentait en proie à l’apathie des grands malades, et ne s’inquiétait guère du sort peu commun qui lui avait été assigné.