Les rues étaient encore silencieuses et désertes ; le soleil levant effleurait à peine le toit des maisons. Pendant qu’ils descendaient du tram et s’éloignaient ensemble, Marsh regardait attentivement son compagnon qui avait la réputation, comme la plupart des écrivains d’un talent peu commun, de se livrer à différents vices destructeurs. Telle est la revanche des esprits bornés sur les esprits brillants dont la supériorité les irrite. Colston passait pour un homme de génie. Certains honnêtes gens considèrent le génie comme une manière d’excès. On savait que Colston ne buvait pas, mais beaucoup prétendaient qu’il s’adonnait à l’opium. Ce matin-là, Marsh observa dans son aspect certains détails de nature à confirmer ce bruit : des yeux un peu hagards, une pâleur inhabituelle, un débit rapide et indistinct. Malgré tout, il n’eut pas assez d’abnégation pour renoncer à un sujet de conversation qui l’intéressait, encore qu’il échauffât son ami.

— Voulez-vous prétendre, commença-t-il, que si je me donne la peine de me conformer à vos instructions, de me mettre dans les conditions exigées par vous (solitude, nuit, chandelle de suif), vous pouvez, grâce à votre œuvre la plus effrayante, me donner le sentiment désagréable du surnaturel (pour employer vos propres termes) ? Pouvez-vous accélérer mon pouls, me faire sursauter à un bruit soudain, me faire ressentir un froid nerveux le long de l’épine dorsale, me faire dresser les cheveux sur la tête ?

Colston se retourna brusquement et le regarda bien dans les yeux, toujours chemin faisant.

— Vous n’oseriez pas, vous n’en auriez pas le courage, dit-il en soulignant ses paroles d’un geste de mépris. Vous êtes assez brave pour me lire dans un tramway ; mais dans une maison abandonnée, seul dans une forêt, la nuit ! Allons donc ! J’ai dans la poche un manuscrit qui vous tuerait.

Marsh était en colère. Il se savait courageux, et ces paroles le piquèrent au vif.

— Si vous connaissez un tel endroit, répliqua-t-il, vous pouvez m’y conduire cette nuit-même, et me laisser votre histoire et une chandelle. Venez me chercher quand j’aurai eu le temps de la lire ; je vous en raconterai toute l’intrigue, et vous ferai vider les lieux d’un coup de pied.

Voilà comment il advint que le fils du fermier, regardant à l’intérieur de la maison de Breede par une fenêtre sans vitres, aperçut un homme assis à la lueur d’une chandelle.

 

Le lendemain

 

Le lendemain, tard dans l’après-midi, trois hommes et un jeune garçon s’approchaient de la maison de Breede : ils venaient de la direction dans laquelle le gamin avait fui la nuit précédente. Ils paraissaient très gais, parlaient à voix haute et riaient. Avec une ironie joviale, ils adressaient à leur jeune guide ses remarques facétieuses sur son aventure, à laquelle ils ne croyaient évidemment pas. L’enfant accueillait leur raillerie avec le plus grand sérieux, sans souffler mot. Il avait le sens de l’agencement normal des choses, et savait que celui qui déclare avoir vu un mort se lever de son siège, puis souffler une chandelle n’est pas un témoin digne de foi.

Arrivés à la maison, les investigateurs trouvèrent la porte verrouillée du dedans, et ils l’enfoncèrent sans autre cérémonie. La porte donnait sur un couloir d’où l’on sortait par deux autres portes à droite et à gauche. Ces portes, également fermées, furent enfoncées, elles aussi. D’abord, ils pénétrèrent au hasard dans la pièce de gauche. Elle était vide. Dans la pièce de droite, celle qui avait la fenêtre de façade sans vitres, se trouvait le cadavre d’un homme.

Il gisait en partie sur le flanc, l’avant-bras sous la tête, la joue contre le plancher. Les yeux étaient grands ouverts ; leur regard fixe n’avait rien d’agréable quand on le rencontrait. Une table renversée, une chandelle en partie consumée, une chaise, quelques feuilles de papier couvertes d’écriture : c’était tout ce que la pièce renfermait d’autre. Les hommes regardèrent le cadavre, et, l’un après l’autre, lui touchèrent le visage. Le jeune garçon se tenait debout près de la tête, comme si le corps eût été sa propriété. C’était le plus glorieux moment de sa vie. L’un de ses compagnons lui dit : « T’es un fier gars », remarque qui fit hocher la tête aux deux autres en signe d’approbation. Le scepticisme faisait des excuses à la Vérité. Puis un des hommes ramassa sur le plancher les feuilles manuscrites et se dirigea vers la fenêtre, car, déjà, les ombres du soir enténébraient la forêt. On entendit au loin l’engoulevent crier, et un scarabée monstrueux fila près de la fenêtre avec un vrombissement d’ailes qui s’éteignit dans le lointain.

 

Le manuscrit

 

« Avant d’accomplir l’acte que, à tort ou à raison, j’ai décidé d’accomplir, et avant de comparaître en jugement devant mon Créateur, je soussigné, James I. Colston, estime qu’il est de mon devoir de journaliste de faire la déclaration suivante.