Les Romains et les Grecs m’appelaient le dieu des songes. J’ai toujours été reçu dans les meilleures maisons, et j’y vais encore. Je sais très bien m’y prendre avec les petits comme avec les grands. Du reste, raconte maintenant toi-même. »

Et Ferme-l’Œil prit son parapluie et s’en alla.

« Voyez donc ! voyez donc ! maintenant il n’est plus permis de dire son opinion », dit en grognant le vieux portrait.

Hialmar se réveilla.

 

Dimanche

 

« Bonsoir ! » dit Ferme-l’Œil.

Hialmar le salua, puis il courut au mur et tourna le portrait de son bisaïeul, pour qu’il ne se mêlât point comme la veille à la conversation.

« Tu peux maintenant raconter tes histoires. Raconte-moi les cinq petits pois qui habitaient une cosse, et la grosse aiguille qui se croyait aussi fine qu’une aiguille à broder.

– Non, il ne faut pas abuser : le bien même peut fatiguer, dit Ferme-l’Œil. Tu sais bien que j’aime beaucoup à te montrer du nouveau : ce soir je vais te montrer mon frère. Il s’appelle comme moi Ferme-l’Œil ; mais il ne rend jamais qu’une seule visite à une personne. Il emmène sur son cheval celui qu’il a visité et lui raconte des histoires. Il n’en connaît que deux : l’une est si admirablement jolie que personne au monde ne peut s’en faire une idée. L’autre est si vilaine et si terrible que c’est incroyable. »

Et alors Ferme-l’Œil leva le petit Hialmar jusqu’à la fenêtre et dit : « Là, tu verras mon frère, l’autre Ferme-l’Œil ; on l’appelle aussi la Mort. Vois-tu ? Il n’est pas aussi laid qu’on le représente dans les livres d’images où il n’est qu’un squelette. Non, il a des broderies d’argent sur son habit, il porte un bel uniforme de hussard, un manteau de velours noir flotte derrière lui sur son cheval. Regarde comme il avance au grand galop. »

Hialmar vit comment le frère de Ferme-l’Œil s’avançait en faisant monter sur son cheval une quantité de personnes jeunes et vieilles ; il en plaça quelques-unes devant lui, d’autres derrière ; mais il commençait toujours par leur dire ; « Voyons votre cahier ! vos notes, quelles sont-elles ?

– Très bonnes, répondirent toutes les personnes.

– Je veux voir moi-même », dit-il.

Et alors elles furent obligées de lui montrer leurs notes. Et tous ceux qui avaient bien ou très bien furent placés sur le devant du cheval, et ils entendirent les histoires les plus admirables. Mais ceux qui avaient passable ou mal montèrent sur le derrière et furent forcés d’écouter les histoires les plus horribles. Ils tremblaient et pleuraient, et voulaient sauter en bas du cheval ; mais ils ne pouvaient pas, car ils y étaient comme attachés.

« Cependant, Ferme-l’Œil, ton frère la Mort me paraît magnifique ; je n’ai pas peur de lui.

– Et tu as bien raison, dit le petit elfe : seulement tâche d’avoir toujours de bonnes notes sur ton cahier.

– Voilà qui est instructif ! murmura le portrait du bisaïeul. Il est donc quelquefois utile de dire franchement son opinion. » Et il parut satisfait.

Telle est l’histoire du petit elfe Ferme-l’Œil, cher petit lecteur ; s’il revient ce soir, il t’en racontera davantage.

 

La petite Poucette

 

Une femme désirait beaucoup avoir un petit enfant ; mais, ne sachant comment y parvenir, elle alla trouver une vieille sorcière et lui dit : « Je voudrais avoir un petit enfant ; dis-moi ce qu’il faut faire pour cela.

– Ce n’est pas bien difficile, répondit la sorcière ; voici un grain d’orge qui n’est pas de la nature de celle qui croît dans les champs du paysan ou que mangent les poules. Mets-le dans un pot de fleurs, et tu verras.

– Merci », dit la femme, en donnant douze sous à la sorcière. Puis elle rentra chez elle, et planta le grain d’orge.

Bientôt elle vit sortir de la terre une grande belle fleur ressemblant à une tulipe, mais encore en bouton.

« Quelle jolie fleur ! » dit la femme en déposant un baiser sur ces feuilles rouges et jaunes ; et au même instant la fleur s’ouvrit avec un grand bruit. On voyait maintenant que c’était une vraie tulipe ; mais dans l’intérieur, sur le fond vert, était assise une toute petite fille, fine et charmante, haute d’un pouce tout au plus. Aussi on l’appela la petite Poucette.

Elle reçut pour berceau une coque de noix bien vernie ; pour matelas des feuilles de violette ; et pour couverture une feuille de rose. Elle y dormait pendant la nuit ; mais le jour elle jouait sur la table, où la femme plaçait une assiette remplie d’eau entourée d’une guirlande de fleurs. Dans cette assiette nageait une grande feuille de tulipe sur laquelle la petite Poucette pouvait s’asseoir et voguer d’un bord à l’autre, à l’aide de deux crins blancs de cheval qui lui servaient de rames. Elle offrait ainsi un spectacle charmant ; et puis elle savait chanter d’une voix si douce et si mélodieuse, qu’on n’en avait jamais entendu de semblable.

Une nuit, pendant qu’elle dormait, un vilain crapaud entra dans la chambre par un carreau brisé. Cet affreux animal, énorme et tout humide, sauta sur la table où dormait Poucette, recouverte de sa feuille de rose.

« Quelle jolie femme pour mon fils ! » dit le crapaud.

Il prit la coque de noix et, sortant par le même carreau, il emporta la petite dans le jardin.

Là coulait un large ruisseau dont l’un des bords touchait à un marais. C’était dans ce marais qu’habitait le crapaud avec son fils. Sale et hideux, ce dernier ressemblait tout à fait à son père. « Coac ! coac ! brekke-ke-kex ! s’écria-t-il en apercevant la charmante petite fille dans la coque de noix.

– Ne parle pas si haut ! tu la réveillerais, dit le vieux crapaud. Elle pourrait encore nous échapper, car elle est légère comme le duvet du cygne. Nous allons la placer sur une large feuille de bardane au milieu du ruisseau.