Par un apparent paradoxe, ce visionnaire, si attentif à la dictée du subconscient, a toujours été inquiet d’une forme et d’un style et, à mesure qu’il avancera dans son œuvre, il le sera de plus en plus. Déjà, les premiers poèmes de Corps et biens, datés de 1919 (« Le fard des Argonautes » et « L’ode à Coco »), sont faits de strophes aux alexandrins qui se veulent classiques, et le recueil s’achève par une suite de poèmes où les strophes de vers de six pieds, parfois de huit, se mêlent à celles de vers de douze pieds. Avec quelle virtuosité :

 

Qui donc pourrait me voir

Moi la flamme étrangère

L’anémone du soir

Fleurit sous mes fougères…

 

Alors que s’ébranlaient avec des cris d’orage

Les puissances Vertige au verger des éclairs

La sirène dardée à la proue d’un sillage

Vers la lune chanta la romance de fer…

 

Le besoin de donner à ses délires la forme d’un chant rimé, rythmé et cadencé selon des recettes traditionnelles (et par ce besoin, encore, il se distingue des autres poètes surréalistes) apparaît périodiquement et régulièrement dans l’œuvre de Desnos qui hésitera toujours entre l’écriture libre du poème en prose et l’organisation concertée du poème en vers, comme il hésitera entre les sollicitations de la poésie « populaire » et celles de la poésie « savante ». Les recueils qu’il publiera après Corps et biens : Fortunes, Contrée, Calixto, diront encore plus clairement, et parfois dans un même poème (« Siramour », par exemple) ces hésitations ou ces alternances de forme et de style. Si, dans le même recueil Fortunes, des poèmes comme « Au bout du monde », qui se termine par ces deux vers :

 

Quelque part, dans le monde, au pied d’un talus,

Un déserteur parlemente avec des sentinelles qui

ne comprennent pas son langage,

 

ou comme « Sur soi-même », qui se termine par cette image :

 

La chair autour du fer de ton squelette :

Ton corps

Drapeau rouge replié,

 

sont jaillissement pur, notation directe et admirable, « La complainte de Fantomas » rappelle avec bonheur les chansons qu’on chante, le dimanche, aux carrefours ; et bientôt les parfaits sonnets de Calixto et de Contrée, que Desnos écrira peu de temps avant sa mort, révéleront une grâce précieuse et mesurée, « seiziémiste », imprévue chez ce poète de tous les délires.

Faut-il voir incertitude ou contradiction, dans l’extrême diversité de ton que peut prendre la voix de Robert Desnos ? Je ne le crois pas. Il y avait seulement chez lui, le désir d’exprimer la poésie sous toutes ses formes, dans tous ses possibles. Il s’en est expliqué lui-même à plusieurs reprises, en particulier dans la postface de Fortunes, datée de 1942, où il dit son souci d’un art qui permette de « coordonner l’inspiration, le langage et l’imagination », pour atteindre « un langage poétique à la fois populaire et exact… familier et lyrique », aussi dans les dernières pages ou presque qu’il ait écrites, ces « Réflexions sur la poésie », où il cite Villon, Nerval et Gongora comme devant être a des sujets de réflexions actuelles quant à la technique poétique ». La coïncidence entre le besoin de projeter ses plus libres fantasmes et, d’autre part, celui d’une « technique poétique » font de Desnos un poète de la surréalité, et donc de la modernité, en même temps qu’un poète qui se rattache à une tradition, celle des grands baroques. C’est là peut-être l’originalité de cette voix si douée qui, avec ses intempérances et ses turbulences, ses écarts, ses inégalités, mais toujours son intensité, est une de celles qui nous forcent le plus manifestement à reconnaître la présence de cette chose spécifique, irréductible, qui s’appelle la poésie. Au reste, et c’est ce qu’il faut dire encore, cette voix était celle d’un homme chez qui le besoin d’expérimenter sous toutes ses formes le langage poétique, allait naturellement avec celui d’expérimenter la vie sous toutes ses formes aussi ; d’un homme qui était plein de passion, curieux et joueur de tout, courageux, généreux et imprudent ; et qui est mort à quarante-cinq ans, dans les circonstances que l’on sait, d’avoir eu ce goût violent de la vie, et donc de la liberté, et d’avoir voulu le pousser jusqu’à ses dernières extrémités.

 

René Bertelé

LE FARD DES ARGONAUTES

1919

 

Les putains de Marseille ont des sœurs océanes

Dont les baisers malsains moisiront votre chair.

Dans leur taverne basse un orchestre tzigane

Fait valser les péris au bruit lourd de la mer.

 

Navigateurs chantant des refrains nostalgiques,

Partis sur la galère ou sur le noir vapeur,

Espérez-vous d’un sistre ou d’un violon magique

Charmer les matelots trop enclins à la peur ?

 

La légende sommeille altière et surannée

Dans le bronze funèbre et dont le passé fit son trône

Des Argonautes qui voilà bien des années

Partirent conquérir l’orientale toison.

 

Sur vos tombes naîtront les sournois champignons

Que louangera Néron dans une orgie claudienne

Ou plutôt certain soir les vicieux marmitons

Découvriront vos yeux dans le corps des poissons.

 

Partez ! harpe éolienne gémit la tempête…

 

Chaque fois qu’une vague épuisée éperdue

Se pâmait sur le ventre arrondi de l’esquif

Castor baisait Pollux chastement attentif

À l’appel des alcyons amoureux dans la nue.

 

Ils avaient pour rameur un alcide des foires

Qui depuis quarante ans traînait son caleçon

De défaites payées en faciles victoires

Sur des nabots ventrus ou sur de blancs oisons.

 

..........................

 

Une à une agonie harmonieuse et multiple

Les vagues sont venues mourir contre la proue.

Les cygnes languissants ont fui les requins bleus

La fortune est passée très vite sur sa roue.

 

Les cygnes languissants ont fui les requins bleus

Et les perroquets verts ont crié dans les cieux.

 

— Et mort le chant d’Éole et de l’onde limpide

Lors nous te chanterons sur la Lyre ô Colchide.

 

Un demi-siècle avant une vieille sorcière

Avait égorgé là son bouc bicentenaire.

En restait la toison pouilleuse et déchirée

Pourrie par le vent pur et mouillée par la mer.

 

— Médée tu charmeras ce dragon venimeux

Et nous tiendrons le rang de ton bouc amoureux

Pour voir pâmer tes yeux dans ton masque sénile

Ô ! tes reins épineux ô ton sexe stérile,

 

Ils partirent un soir semé des lys lunaires.

Leurs estomacs outrés teintaient tels des grelots.

Ils berçaient de chansons obscènes leur colère

De rut inassouvi en paillards matelots…

 

Les devins aux bonnets pointus semés de lunes

Clamaient aux rois en vain l’oracle ésotérique

Et la mer pour rançon des douteuses fortunes

Se paraît des joyaux des tyrans érotiques.

 

— Nous reviendrons chantant des hymnes obsolètes

Et les femmes voudront s’accoupler avec nous

Sur la toison d’or clair dont nous ferons conquête

Et les hommes voudront nous baiser les genoux.

 

Ah ! la jonque est chinoise et grecque la trirème

Mais la vague est la même a l’orient comme au nord

Et le vent colporteur des horizons extrêmes

Regarde peu la voile où s’asseoit son essor.

 

Ils avaient pour esquif une vieille gabarre

Dont le bois merveilleux énonçait des oracles.

Pour y entrer la mer ne trouvait pas d’obstacle

Premier monta Jason s’assit et tint la barre.

 

Mais Orphée sur la lyre attestait les augures ;

Corneilles et corbeaux hurlant rauque leur peine

De l’ombre de leur vol rayaient les sarcophages

Endormis au lointain de l’Égypte sereine.

 

J’endormirai pour vous le dragon vulgivague

Pour prendre la toison du bouc licornéen.

J’ai gardé de jadis une fleur d’oranger

Et mon doigt portera l’hyménéenne bague.

 

Mais la seule toison traînée par un quadrige

Servait de paillasson dans les cieux impudiques

À des cyclopes nus couleur de prune et de cerise

Hors nul d’entre eux, ne vit le symbole ironique.

 

— Oh ! les flots choqueront des arêtes humaines

Les tibias des titans sont des ocarinas

Dans l’orphéon joyeux des stridentes sirènes

Mais nous mangerons l’or des juteux ananas.

 

Car nous incarnerons nos rêves mirifiques

Qu’importe que Phoebus se plonge sous les flots

Des rythmes vont surgir ô Vénus Atlantique

De la mer pour chanter la gloire des héros.

 

Ils mangèrent chacun deux biscuits moisissants

Et l’un d’eux psalmodia des chansons de Calabre

Qui suscitent la nuit les blêmes revenants

Et la danse macabre aux danseurs doux et glabres.

 

Ils revinrent chantant des hymnes obsolètes

Les femmes entr’ouvrant l’aisselle savoureuse

Sur la toison d’or clair s’offraient à leur conquête

Les maris présentaient de tremblantes requêtes

Et les enfants baisaient leurs sandales poudreuses.

 

— Nous vous ferons pareils au vieil Israélite

Qui menait sa nation par les mers spleenétiques

Et les Juifs qui verront vos cornes symboliques

Citant Genèse et Décalogue et Pentateuque

Viendront vous demander le sens secret des rites.

 

Alors sans gouvernail sans rameurs et sans voiles

La nef Argo partit au fil des aventures

Vers la toison lointaine et chaude dont les poils

Traînaient sur l’horizon linéaire et roussi.

 

— Va-t-en, va-t-en, va-t-en qu’un peuple ne t’entraîne

Qui voudrait le goujat, fellateur clandestin

Au phallus de la vie collant sa bouche blême

Fût-ce de jours honteux prolonger son destin !

L’ODE À COCO

1919

 

 

Coco ! perroquet vert de concierge podagre,

Sur un ventre juché, ses fielleux monologues

Excitant aux abois la colère du dogue,

Fait surgir un galop de zèbres et d’onagres.

 

Cauchemar, son bec noir plongea dans un crâne

Et deux grains de soleil sous l’écorce paupière

Saigneront dans la nuit sur un édredon blanc.

 

L’amour d’une bigote a perverti ton cœur ;

Jadis gonflant col ainsi qu’un tourtereau,

Coco ! tu modulais au ciel de l’équateur

De sonores clameurs qui charmaient les perruches.

Vint le marin sifflant la polka périmée,

Vint la bigote obscène et son bonnet à ruches,

Puis le perchoir de bois dans la cage dorée ;

Les refrains tropicaux désertèrent ta gorge.

 

Rastaquouère paré de criardes couleurs

Ô général d’empire, ô métèque épatant

Tu simules pour moi grotesque voyageur,

Un aigle de lutrin perché sur un sextant.

 

Mais le cacatoès observait le persil

Le bifteck trop saignant, la pot-bouille et la nuit,

Tandis qu’un chien troublait mon sommeil et la messe.

Qui, par rauques abois, prétendait le funeste

Effrayer le soleil, la lune et les étoiles.

 

Coco ! cri avorté d’un coq paralytique,

Les poules en ont ri, volatiles tribades,

Des canards ont chanté qui se sont cru des cygnes,

Qui donc n’a pas voulu les noyer dans la rade ?

 

Qu’importe qu’un drapeau figé dans son sommeil

Serve de parapluie aux camelots braillards

Dont les cors font souffrir les horribles orteils :

Au vent du cauchemar claquent mes étendards.

 

Coco ! femme de Loth pétrifiée par Sodome,

De louches cuisiniers sont venus, se cachant,

Effriter ta statue pour épicer l’arôme

Des ragoûts et du vin des vieillards impuissants.

 

Coco ! fruit défendu des arbres de l’Afrique,

Les chimpanzés moqueurs en ont brisé des crânes

Et ces crânes polis d’anciens explorateurs

Illusionnent encor les insanes guenons.

 

Coco ! Petit garçon savoure ce breuvage,

La mer a des parfums de cocktails et d’absinthe,

Et les citrons pressés ont roulé sur les vagues ;

Avant peu les alcools délayant les mirages

Te feront piétiner par les pieds durs des bœufs.

 

La roulette est la lune et l’enjeu ton espoir,

Mais des grecs ont triché au poker des planètes,

Les sages du passé, terrés comme des loirs,

Ont vomi leur mépris au pied des proxénètes.

 

Les maelstroms gueulards charrieront des baleines

Et de blancs goélands noyés par les moussons.

La montagne fondra sous le vent des saisons,

Les ossements des morts exhausseront la plaine.

 

Le feu des Armadas incendiera la mer,

Les lourds canons de bronze entr’ouvriront les flots

Quand, seuls sur l’océan, quatre bouchons de liège

Défieront le tonnerre effroi des matelots.

 

Coco ! la putain pâle aux fards décomposés

A reniflé ce soir tes étranges parfums.

Elle verra la vie brutale sans nausée

À travers la couleur orangée du matin.

 

Elle marchera sur d’humides macadams

Où les phallophories de lumières s’agitent ;

Sur les cours d’eau berceurs du nord de l’Amérique

Voguera sa pirogue agile, mais sans rame.

 

Les minarets blanchis d’un Alger idéal

Vers elles inclineront leur col de carafon

Pour verser dans son cœur mordu par les démons

L’ivresse des pensées captée dans les bocaux.

 

Sur ses talons Louis Quinze elle ira, décrochant

Les yeux révulsés des orbites des passants !

 

Ô le beau collier, ma mie

Que ces yeux en ribambelle,

Ô le beau collier ma mie

Que ces têtes sans cervelle.

 

Nous jouerons au bilboquet

Sur des phallus de carton-pâte,

Danse Judas avec Pilate

Et Cendrillon avec Riquet.

 

Elle vivra, vivra marchant

En guignant de l’œil les boutiques

Où sur des tas d’or, souriant aux pratiques,

D’un peu plus chaque jour engraissent les marchands.

 

Elle vivra marchant,

Jusqu’à l’hospice ouvrant sa porte funéraire

Jusqu’au berceau dernier, pirogue trop légère,

Sur l’ultime Achéron de ses regrets naissants.

 

Ou bien, dans un couvent de nonnes prostituées,

Abbesse au noir pouvoir vendra-t-elle la chair

Meurtrie par les baisers de ses sœurs impubères ?

 

Lanterne en fer forgé au seuil des lupanars,

Courtisanes coiffées du seigneurial hennin,

Tout le passé s’endort au grabat des putains

Comme un banquier paillard rongé par la vérole.

 

Saint Louis, jadis, sérieux comme un chien dans les quilles

Régissait la rue chaude aimée des Toulousains,

Le clapier Saint-Merry, proche la même église,

Mêlait ses chants d’amour aux nocturnes tocsins.

 

La reine Marie Stuart obtint par grand’prière

Que d’un vocable orgiaque on fît Tire-Boudin,

J’aime beaucoup ces rues Tiron, Troussenonnains,

Où trafiquaient à l’enseigne des jarretières

Les filles aux doigts blancs, aux langues meurtrières.

 

Holà ! l’estaminet s’ouvre sur l’horizon,

Les buveurs ont vomi du vin rouge hier soir

Et ce matin, livide et crachant ses poumons,

Syphilitique est morte la putain sans gloire.

 

Que le vent gonfle donc la voile des galères

Car les flots ont échoué sur les grèves antiques

Des cadavres meurtris dédaignés des requins,

Les crabes ont mangé tous les cerveaux lyriques,

Une pieuvre s’acharne après un luth d’argent

Et crève un sac soyeux où sonnaient les sequins !

 

Tabac pour la concierge et coco pour la grue !

Je ne priserai pas la poudre consolante

Puisqu’un puissant opium s’exhale de mes nuits,

Que mes mains abusées ont déchiré parfois

La chair sanglante et chaude et vierge mais dolente !

 

Quels bouquets, cher pavots, dans les flacons limpides,

Quels décombres thébains et, Byzance orgueilleuse,

Les rêves accroupis sur le bord d’un Bosphore

Où nagent les amours cadencées et nombreuses.

 

J’ai des champs de pavots sournois et pernicieux

Qui, plus que toi Coco ! me bleuiront les yeux.

Sur Gomorrhe et Sodome aux ornières profondes,

J’ai répandu le sel fertilisant des ondes.

 

J’ai voulu ravager mes campagnes intimes,

Des forêts ont jailli pour recouvrir mes ruines.

Trois vies superposées ne pourraient pas suffire

A labeur journalier en saccager l’empire.

 

Le poison de mon rêve et voluptueux et sûr

Et les fantasmes lourds de la drogue perfide

Ne produiront jamais dans un esprit lucide

L’horreur de trop d’amour et de trop d’horizon

Que pour moi voyageur font naître les chansons.

 

Novembre 1919

RROSE SÉLAVY [1]
Revue Littérature, décembre 1922

 

 

1. Dans un temple en stuc de pomme le pasteur distillait le suc des psaumes.

2. Rrose Sélavy demande si les Fleurs du Mal ont modifié les mœurs du phalle : qu’en pense Omphale ?

3. Voyageurs, portez des plumes de paon aux filles de Pampelune.

4. La solution d’un sage est-elle la pollution d’un page ?

5. Je vous aime, ô beaux hommes vêtus d’opossum.

Question aux astronomes :

6. Rrose Sélavy inscrira-t-elle longtemps au cadran des astres le cadastre des ans ?

7. Ô mon crâne, étoile de nacre qui s’étiole.

8. Au pays de Rrose Sélavy on aime les fous et les loups sans foi ni loi.

9. Suivrez-vous Rrose Sélavy au pays des nombres décimaux où il n’y a décombres ni maux ?

10. Rrose Sélavy se demande si la mort des saisons fait tomber un sort sur les maisons.

11. Passez-moi mon arc berbère dit le monarque barbare.

12. Les planètes tonnantes dans le ciel effrayent les cailles amoureuses des plantes étonnantes aux feuilles d’écaille cultivées par Rrose Sélavy.

13. Rrose Sélavy connaît bien le marchand du sel.

Épitaphe :

14. Ne tourmentez plus Rrose Sélavy, car mon génie est énigme. Caron ne le déchiffre pas.

15. Perdue sur la mer sans fin, Rrose Sélavy mangera-t-elle du fer après avoir mangé ses mains ?

16. Aragon recueille in extremis l’âme d’Aramis sur un lit d’estragon.

17. André Breton ne s’habille pas en mage pour combattre l’image de l’hydre du tonnerre qui brame sur un mode amer.

18. Francis Picabia l’ami des castors

Fut trop franc d’être un jour picador

À Cassis en ses habits d’or.

19. Rrose Sélavy voudrait bien savoir si l’amour, cette colle à mouches, rend plus dures les molles couches.

20.