Ne vous plaignez pas de ne pas avoir appris. Il n’y a rien à savoir. Même ce qu’on appelle habileté technique n’est pas un savoir à proprement parler, car il n’existe pas en dehors des mystérieuses associations de notre mémoire et du tact acquis de notre invention quand elle approche des mots. Le savoir, dans le sens d’une chose qui est toute faite en dehors de nous et qu’on peut apprendre comme dans les Sciences, est nul en art. Au contraire, c’est quand les rapports scientifiques entre les mots ont disparu de notre esprit et qu’ils ont pris une vie où les éléments chimiques sont oubliés dans une individualité nouvelle, que la technique, le tact, qui connaît leurs répugnances, flatte leurs désirs, connaît leur beauté, touche leurs formes, assortit leurs affinités, peut commencer. Et ceci n’existe que quand un être est un être et n’est plus tant de carbone, tant de phosphore, etc. Victor Hugo, dont j’ai peur de ne pas aimer le Shakespeare, dit
Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant4.
Vous le savez. Aussi vous aimez les mots, vous ne leur faites pas de mal, vous jouez avec eux, vous leur confiez vos secrets, vous leur apprenez à peindre, vous leur apprenez à chanter. Et votre horreur du jaune est une symphonie en jaune qui est tout à fait exquise ; c’est Dieu qui semble avoir voulu donner un échantillon de tout ce qu’il possède de jaune de la fleur de la prairie à la lueur du firmament. On ne pourrait pas écrire cela en peinture et vous l’avez peint en écrit.
Cette Poésie de l’architecture, de Ruskin, dont vous me parlez5, contient-elle quelque chose sur les cathédrales ? Sur lesquelles ? Et les ouvrages dont vous me parlez parlent-ils même incidemment de certaines cathédrales ?
Savez-vous ce que c’est qu’un mémoire de Ruskin sur l’architecture flamboyante aux bords de la Somme6 ? Dans une prochaine lettre je vous parlerai de Julien Édouard que j’ai vu il y a un mois. Mais c’est seulement Saint-Ouen qu’il montre et non la cathédrale. Que vous a-t-il dit de Ruskin7 ? Il prétend que Ruskin lui disait que Saint-Ouen était le plus beau monument gothique du monde, et dans Seven Lamps, Ruskin dit que c’est un affreux monument !
Votre respectueux ami,
Marcel Proust.

1- Lettre publiée dans Nordlinger (16-19) ; Kolb (II, 390-392).
2- La destinataire, cousine anglaise de Reynaldo Hahn, allait devenir la principale collaboratrice de Proust, avec la mère de celui-ci, pour ses traductions et essais sur Ruskin.
3- Quelques jours plus tôt, au début de février 1900, Proust écrivait à Marie Nordlinger : « (Si jamais vous m’envoyiez ainsi des fragments de lettres ou des passages de Ruskin ce qui m’intéresse de lui en ce moment surtout, c’est ce qu’il a écrit sur les cathédrales françaises excepté celle d’Amiens – en dehors des Sept Lampes de l’architecture, de la Bible d’Amiens, de Val d’Arno, des Lectures d’architecture et de peinture, de Praeterita car je connais par cœur ces livres. Mais si jamais vous lisez quelque chose de lui dans d’autres ouvrages ou des Mémoires à vos universités sur la Poésie ou l’architecture ou ailleurs, je ne sais – sur Chartres, Abbeville Reims, Rouen etc. etc. cela m’intéressera beaucoup.[)] » (Kolb, II, 387).
4- Les Contemplations, I, VIII.
5- The Poetry of Architecture ; Giotto and his Work in Padua.
6- Allusion à The Flamboyant Architecture of the Valley of the Somme de Ruskin.
7- Julien Édouard était sacristain de l’église Saint-Ouen à Rouen – où Proust s’était rendu en janvier 1900 – et avait connu Ruskin.
à madame Adrien Proust
Samedi [31 août 1901]1
Ma chère petite Maman
« Misère des misères ou mystère des mystères ? » C’est le titre d’un chapitre de Dumas qui pourrait s’appliquer à moi en ce moment. Hier après t’avoir écrit j’ai été pris d’asthme et coulage sans interruption m’obligeant à marcher en deux, à allumer des cigarettes à chaque bureau de tabac etc. Et ce qui est pire je me suis couché bien à minuit, après de longs fumages, et trois ou quatre heures après la vraie crise d’été, fait unique pour moi. Cela ne m’est jamais arrivé en dehors de mes crises. – . La journée d’aujourd’hui a été beaucoup meilleure au point de vue de l’asthme. Cela recommence un tout petit peu ce soir (il est sept heures et demie) mais à peine, je n’ai même pas besoin de fumer. Si cela se renouvelait ces nuits-ci je serais momentanément obligé de renoncer à mes heures, parce que ma crise se trouve avoir lieu en pleine nuit, sans personne pour allumer mon bougeoir, me faire quelque chose de chaud après. Ce n’est plus Pékin qui est le vrai mais Fachoda, et Marchand obligé de quitter la position prise2. Mais je pense que cette hypothèse ne se réalisera pas et que je vais repasser des bonnes nuits. Bien entendu ce n’est pas à ma nouvelle vie que j’attribue ces incompréhensibles accès. Ils doivent avoir une cause précise mais que j’ignore. Ce n’est pas le bois car après huit jours j’y avais renoncé et ne faisais avec Roche que des courses. Je me suis demandé si sa voiture avait une odeur quelconque mais comme demain est le dernier jour où je l’ai je verrai bien. Marie se demandait si le safran dont elle se sert pour tes devants etc. mais je ne le crois pas.
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