Sur le cadran de l’altimètre le soleil miroite. Un soleil lumineux et glacé. Un coup de palonnier : le paysage entier dérive. Cette lumière est minérale, ce sol apparaît minéral : ce qui fait la douceur, le parfum, la faiblesse des choses vivantes est aboli.

Et pourtant, sous la veste de cuir, une chair tiède – et fragile, Bernis. – Sous les gants épais des mains merveilleuses qui savaient, Geneviève, caresser du revers des doigts ton visage…

Voici l’Espagne.

III

Aujourd’hui, Jacques Bernis, tu franchiras l’Espagne avec une tranquillité de propriétaire. Des visions connues, une à une, s’établiront. Tu joueras des coudes, avec aisance, entre les orages. Barcelone, Valence, Gibraltar, apportées à toi, emportées. C’est bien. Tu dévideras ta carte roulée, le travail fini s’entasse en arrière. Mais je me souviens de tes premiers pas, de mes derniers conseils, la veille de ton premier courrier. Tu devais, à l’aube, prendre dans tes bras les méditations d’un peuple. Dans tes faibles bras. Les porter à travers mille embûches comme un trésor sous le manteau. Courrier précieux, t’avait-on dit, courrier plus précieux que la vie. Et si fragile. Et qu’une faute disperse en flammes, et mêle au vent. Je me souviens de cette veillée d’armes :

– Et alors ?

– Alors tu tâcherais d’atteindre la plage de Peniscola. Méfie-toi des barques de pêche.

– Ensuite ?

– Ensuite jusqu’à Valence tu trouveras toujours des terrains de secours : je les souligne au crayon rouge. Faute de mieux, pose-toi dans les rios secs.

Bernis retrouvait le collège sous l’abat-jour vert de cette lampe, devant ces cartes dépliées. Mais de chaque point du sol, son maître d’aujourd’hui lui dégageait un secret vivant. Les pays inconnus ne livraient plus de chiffres morts, mais de vrais champs avec leurs fleurs – où justement il faut se méfier de cet arbre – mais de vraies plages avec leur sable – où, vers le soir, il faut éviter les pêcheurs.

Déjà tu savais, Jacques Bernis, que nous ne connaîtrons jamais de Grenade ou d’Almeria ni l’Alhambra, ni les mosquées, mais un ruisseau, un oranger, mais leurs plus humbles confidences.

– Écoute-moi donc : s’il fait beau ici, tu passes tout droit. Mais, s’il fait mauvais, si tu voles bas, tu appuies à gauche, tu t’engages dans cette vallée.

– Je m’engage dans cette vallée.

– Tu rejoins la mer, plus tard, par ce col.

– Je rejoins la mer par ce col.

– Et tu te méfies de ton moteur : la falaise à pic et des rochers.

– Et s’il me plaque ?

– Tu te débrouilles.

Et Bernis souriait : les pilotes jeunes sont romanesques. Un rocher passe, en jet de fronde, et l’assassine. Un enfant court, mais une main l’arrête au front et le renverse…

– Mais non, mon vieux, mais non ! on se débrouille.

Et Bernis était fier de cet enseignement : son enfance n’avait pas tiré de l’Énéide un seul secret qui le protégeât de la mort. Le doigt du professeur sur la carte d’Espagne n’était pas un doigt de sourcier et ne démasquait ni trésor ni piège, ne touchait pas cette bergère dans ce pré.

Quelle douceur aujourd’hui répandait cette lampe dont coulait une lumière d’huile. Ce filet d’huile qui fait le calme dans la mer. Dehors il ventait. Cette chambre était bien un îlot dans le monde comme une auberge de marins.

– Un petit Porto ?

– Bien sûr…

Chambre de pilote, auberge incertaine, il fallait souvent te rebâtir. La compagnie nous avisait la veille au soir : « Le pilote X est affecté au Sénégal… à l’Amérique… » Il fallait, la nuit même, dénouer ses liens, clouer ses caisses, déshabiller sa chambre de soi-même, de ses photos, de ses bouquins et la laisser derrière soi, moins marquée que par un fantôme.