Son cœur battait très fort, et très forte aussi était l’agitation de ses pensées. À la fin, il se sentit étouffer, à l’étroit dans ce cagibi jaune qui ressemblait à une armoire, ou bien à une malle. Son regard et sa pensée exigeaient de l’espace. Il saisit son chapeau et sortit, cette fois, sans la moindre crainte de rencontrer qui que ce soit dans l’escalier ; cette crainte, il l’avait oubliée. Il prit la direction de l’île Vassilievski, par la perspective de l’A***, comme s’il était pressé de s’y rendre pour une affaire quelconque, mais, comme à son habitude, il marchait sans remarquer sa route, murmurant à part soi, voire en parlant tout haut, ce qui ne laissait pas d’étonner les passants. Beaucoup croyaient qu’il était ivre.
IV
La lettre de sa mère l’avait mis au supplice. Mais, sur le point essentiel, le point capital, il n’y avait jamais eu en lui le moindre doute, et ce, au moment même où il lisait la lettre. L’essence fondamentale de l’affaire était réglée dans son esprit, et elle était réglée d’une façon définitive : “Ce mariage-là, il ne se fera pas, tant que je suis vivant – au diable M. Loujine !”
“Parce que, cette affaire, elle est claire comme le jour, marmonnait-il en lui-même, ricanant et célébrant cruellement par avance le triomphe de sa décision. Non, maman, non, Dounia, vous n’arriverez pas à me tromper !… Et elles s’excusent encore de ne pas m’avoir demandé conseil, et d’avoir décidé en mon absence ! Je pense bien ! Elles se disent que, maintenant, ce n’est plus possible de revenir en arrière ; mais, nous, nous verrons bien si c’est possible, ça, oui ou non ! La justification qu’elles trouvent, elle est si capitale : « C’est un homme si occupé, n’est-ce pas, ce Piotr Petrovitch, mais si occupé, que, même son mariage, il est obligé de le faire en chevaux de poste, pour ne pas dire en chemin de fer. » Non, Dounietchka, je vois tout et je sais de quoi tu veux me parler beaucoup ; je sais aussi ce que tu as pensé toute la nuit, en arpentant la chambre, et ce que tu demandais dans ta prière à la Vierge de Kazan que maman a dans sa chambre à coucher. Monter au Golgotha, ça pèse son poids de douleur. Hum… Bon, donc, c’est décidé, définitif : vous daignez vous marier avec un homme d’entreprise et rationnel, Avdotia Romanovna, un homme qui a son capital (qui a déjà son capital, ça vous fait plus sérieux, plus imposant), qui travaille dans deux places à la fois, et qui partage les convictions de nos générations nouvelles (comme l’écrit maman), et « semble-t-il, plein de bonté », comme le remarque Dounietchka elle-même. C’est ce semble-t-il qui est le plus magnifique ! Et c’est pour ce semble-là que Dounietchka accepte de se marier !… Magnifique ! Oui, magnifique !…
… Ce qui est curieux, n’empêche, c’est de savoir pourquoi maman m’a parlé de ces « générations nouvelles » ? Est-ce que c’est juste pour peindre le personnage, ou dans un autre but : m’influencer en faveur de M. Loujine ? Oh, les rusées ! Ce serait curieux aussi d’éclaircir une autre circonstance : jusqu’à quel point ont-elles été sincères l’une avec l’autre, pendant ce jour et cette nuit, et tout le temps d’après ? Est-ce que tous les mots ont été prononcés, ou bien elles ont compris, l’une comme l’autre, ce qu’elles avaient, toutes les deux, dans le cœur et dans la tête et que, du coup, ça devenait inutile de le dire, tout ça, à haute voix, avec le danger d’en dire trop ? Ça s’est sans doute plutôt passé de cette façon-là ; on le voit bien dans la lettre ; à maman, il lui a paru un peu brutal, et ma naïve maman est allée embêter Dounia avec ses remarques. Dounia, évidemment, elle s’est mise en colère et lui « a répondu avec dépit ». Je pense bien ! Ça ferait éclater n’importe qui, quand l’affaire est claire même sans questions naïves, et que tout est décidé, qu’il n’y a plus rien à dire. Et qu’est-ce qu’elle m’écrit, là : « Aime Dounia, Rodia, elle t’aime plus qu’elle-même » ; ce ne serait pas des remords de conscience qui, elle-même, la torturent en secret parce qu’elle a accepté de sacrifier sa fille à son fils ? « Tu es notre espérance, notre tout ! » Oh, maman !…” La rage bouillonnait de plus en plus au fond de lui et s’il avait croisé, là, maintenant, M. Loujine, il l’aurait sans doute tué !
“Hum, c’est vrai, continuait-il, suivant le tourbillon de pensées qui tournait dans sa tête, c’est vrai que, « pour connaître un homme, il faut l’approcher peu à peu et avec prudence » ; mais M. Loujine est clair. Surtout, c’est un « homme d’entreprise, et, semble-t-il, un homme plein de bonté » ; c’est énorme, il prend sur lui le bagage, il leur transporte une malle à ses frais ! Evidemment qu’il est plein de bonté ! Et elles, les deux, la fiancée et sa mère, elles se louent un moujik, une charrette, bâchée de grosse toile (moi, c’est comme ça que je suis parti) ! Pas grave, ça ! Pas grave, les quatre-vingt-dix verstes, et, là « nous ferons un voyage tranquille en troisième classe », un bon millier de verstes. Voilà qui est raisonnable – reste à la place qui t’est donnée ; et vous, M. Loujine, qu’est-ce que vous faites, vous ? Elle, votre fiancée… Vous ne pouviez pas ne pas savoir que, ma mère, pour le voyage, elle fait un emprunt sur sa pension. Bien sûr, vous avez là une mise de fonds commune, une entreprise à intérêts mutuels et parts égales et, donc, les dépenses aussi sont divisées par deux ; le pain et le sel ensemble, le tabac pour ma pomme, comme dit le proverbe. Mais là aussi, cet homme d’entreprise, il les a un petit peu roulées dans la farine ; le bagage, il coûte moins cher que le voyage, et même, si ça se trouve, il l’aura eu gratis. Comment se fait-il qu’elles ne le voient pas, toutes les deux, ou bien, peut-être, c’est exprès qu’elles ne le remarquent pas ? Et elles sont contentes, contentes ! Et, quand on y pense bien, ce ne sont là que les petites fleurs – les fruits sont encore à venir. Parce que, voilà ce qui compte là-dedans : ça, ce n’est pas de l’avarice, ce n’est pas la pingrerie qui compte, non, c’est le ton. Ça, c’est le ton qu’il y aura après le mariage, une prophétie. Et maman, tiens, elle a de quoi la faire, la grande vie ? Elle y viendra avec quoi, à Pétersbourg ? Avec trois roubles ou avec deux « petits billets », comme dit l’autre… la vieille, là… hum !
De quoi elle espère vivre à Pétersbourg, après ? Parce qu’elle a déjà eu le temps de comprendre, à je ne sais trop quelles raisons, que ce sera impossible qu’elles vivent ensemble, Dounia et elle, après le mariage, et même les premiers temps. Cet homme, il est gentil, sans doute, mais, d’une façon ou d’une autre, il a eu le temps de se trahir ; il s’est montré, même si maman jure ses grands dieux pour dire le contraire : « c’est moi qui refuserai ». Mais sur quoi est-ce qu’elle compte, ou sur qui : les cent vingt roubles de sa pension, déduction faite de la dette d’Afanassi Ivanovitch ? Là-bas, elle tricote des petits foulards d’hiver, elle brode des manchettes en dentelle, elles s’abîme ses vieux yeux. Mais, ces petits foulards, ils n’ajoutent que vingt roubles par an à ses cent vingt-cinq roubles, ça, je le sais. Donc, elles comptent quand même sur la noblesse des sentiments de M. Loujine : « Il demandera de lui-même, n’est-ce pas, et il va insister. » Tu parles, oui ! Et c’est toujours comme ça que ça se passe avec ces belles âmes à la Schiller : jusqu’au dernier moment, elles vous parent les hommes de plumes de paon, jusqu’au dernier moment elles comptent sur le bien, elles n’envisagent jamais le mal ; et même si elles le pressentent, le revers de la médaille, pour rien au monde elles ne vous diront à l’avance une parole véritable ; ça leur fait peine rien que de l’imaginer ; elles vous jurent leurs grands dieux pour refuser la vérité, jusqu’au moment où l’homme en plume de paons ne leur met pas lui-même son poing dans la figure. Tiens, ça m’intéresse, est-ce qu’il a des médailles, M. Loujine ? ma main à couper qu’il a son Anne au cou, et qu’il la met pour ses repas avec les entrepreneurs et les marchands. Pour son mariage, même, je parie, il la mettra. Mais, bon, au diable avec lui !…
… Bon, mais, avec maman, tant pis, elle est comme ça, oui, mais, Dounia ? Dounietchka, ma chérie, je vous connais, moi ! Vous aviez déjà dix-neuf ans passés, la dernière fois que je vous ai vue, là-bas ; votre caractère, j’avais déjà eu le temps de le comprendre.
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