Était-ce la vérité ? Était-ce, de la part de l’officier, un caprice peut-être passager ? Était-ce le voyageur étranger qui avait obtenu sa grâce ? C’était quoi ? Voilà ce que semblait demander cette face. Mais pas longtemps. Quoi que ce fût, l’homme voulait être libre pour de bon, si on l’y autorisait, et il se mit à se secouer autant que le permettait la herse.
– Tu m’arraches les sangles ! cria l’officier. Tiens-toi tranquille, on va les détacher.
Et, faisant signe au soldat, il se mit avec lui au travail. Le condamné riait silencieusement pour lui seul, sans dire mot, tournant sa face tantôt vers l’officier sur sa gauche, tantôt vers le soldat sur sa droite, sans oublier non plus le voyageur.
– Tire-le de là, ordonna l’officier au soldat.
Il y fallait quelque précaution, à cause de la herse. Le condamné, du fait de son impatience, avait déjà sur le dos quelques petites écorchures.
Dès lors, l’officier ne se soucia plus guère de lui. Il alla vers le voyageur, exhiba de nouveau le petit portefeuille de cuir, en feuilleta le contenu, trouva enfin la feuille qu’il cherchait, et la tendit au voyageur :
– Lisez, lui dit-il.
– Je ne peux pas, dit le voyageur, je vous l’ai déjà dit, je ne peux pas lire ces feuilles.
– Mais regardez donc la feuille de plus près, dit l’officier en s’approchant pour lire avec le voyageur.
Comme cela ne servait à rien non plus, il suivit de très haut, avec le petit doigt, les dessins du papier, comme s’il fallait à tout prix éviter d’y toucher, mais pour tout de même en faciliter la lecture au voyageur. Lequel se donnait d’ailleurs de la peine, pour faire à l’officier ce plaisir-là au moins, mais il n’y avait rien à faire. Alors l’officier se mit à épeler l’inscription, puis il la relut tout d’un trait :
– « Sois juste », voilà ce qu’elle dit. À présent, tout de même, vous la lisez.
Le voyageur se pencha tellement près du papier que l’officier l’écarta, de peur que l’autre le touche ; or, le voyageur ne dit rien de plus, mais il était évident qu’il n’avait toujours rien pu lire.
– Sois juste, voilà ce qui est écrit, dit encore l’officier.
– C’est bien possible, dit le voyageur, je veux bien croire que c’est écrit là.
– Enfin, bon ! dit l’officier au moins partiellement satisfait.
Et, la feuille à la main, il gravit l’échelle ; avec d’infinies précautions, il disposa la feuille à plat dans la traceuse et se mit à modifier, apparemment du tout au tout, le réglage du mécanisme ; c’était un très gros travail, et il devait s’agir de tout petits rouages, parfois la tête de l’officier disparaissait entièrement dans la traceuse, tant il devait examiner de près le mécanisme.
Le voyageur, d’en bas, suivait ce travail sans désemparer, il commençait à avoir le cou raide et les yeux qui lui faisaient mal, tant le ciel était inondé de soleil. Le soldat et le condamné étaient exclusivement occupés l’un de l’autre. La chemise et le pantalon du condamné, qui avaient déjà atterri dans la fosse, y étaient repêchés par le soldat, à la pointe de sa baïonnette. La chemise était affreusement sale, et le condamné la lava dans le seau d’eau. Lorsque ensuite il enfila chemise et pantalon, le soldat et lui ne se tinrent plus de rire, car enfin ces vêtements étaient par-derrière fendus en deux. Peut-être que le condamné se sentait obligé d’amuser le soldat, car il virevoltait devant lui dans ses hardes, tandis que l’autre, agenouillé par terre, se tapait sur les cuisses en riant. Ils se ressaisirent tout de même enfin par égard pour la présence de ces messieurs.
Quand l’officier, là-haut, eut enfin fini, il parcourut encore d’un regard souriant toutes les parties de l’ensemble, referma cette fois le couvercle de la traceuse qui était jusque-là resté levé, redescendit, regarda au fond de la fosse et puis en direction du condamné, nota avec satisfaction que ce dernier avait récupéré ses vêtements, se dirigea ensuite vers le seau pour se laver les mains, en constata trop tard la repoussante saleté, s’attrista de ne pouvoir donc s’y laver les mains, les plongea finalement – sans que cette solution de remplacement lui convînt, mais il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur – dans le sable, puis se redressa et se mit à déboutonner sa vareuse d’uniforme. Ce faisant, il reçut d’abord dans les mains les deux mouchoirs de dame qui étaient coincés dans son col.
– Tiens tes mouchoirs ! dit-il en les lançant au condamné, et il ajouta en guise d’explication à l’adresse du voyageur : Cadeau des dames !
En dépit de la hâte manifeste qu’il mettait à déboutonner sa vareuse, puis à se déshabiller entièrement, il maniait néanmoins chaque vêtement avec le plus grand soin, et même il lissa du doigt, tout spécialement, les cordelières d’argent de sa vareuse, tapotant même un gland pour qu’il tombât d’aplomb. Ce qui à vrai dire n’allait guère avec tant de méticulosité, c’est qu’à peine en avait-il fini avait une pièce de vêtement qu’il la jetait d’un geste hargneux dans la fosse. Pour finir, il ne lui resta plus que sa courte épée avec sa bretelle. Il tira l’épée du fourreau, la brisa en deux, puis en saisit tout à la fois les morceaux, le fourreau et la bretelle, et les jeta si violemment qu’ils allèrent tinter les uns contre les autres au fond de la fosse.
Il était maintenant nu. Le voyageur se mordit les lèvres et ne dit rien. Il savait bien ce qui allait arriver, mais il n’avait aucun droit d’empêcher l’officier de faire quoi que ce fût. Si effectivement cette procédure judiciaire à laquelle l’officier était attaché était si près d’être abolie – éventuellement à la suite d’une intervention à laquelle le voyageur se sentait pour sa part tenu –, alors l’officier se comportait à présent de façon tout à fait judicieuse ; le voyageur, à sa place, n’aurait pas agi autrement.
Le soldat et le condamné ne comprirent tout d’abord rien, au début ils ne regardèrent même pas. Le condamné était très content d’avoir récupéré les mouchoirs, mais il n’eut pas loisir de s’en réjouir longtemps, car le soldat les lui chipa d’un geste vif et imprévisible. Alors, le condamné tenta de les lui reprendre, coincés qu’ils étaient sous le ceinturon du soldat, mais celui-ci était vigilant. Ils se disputaient ainsi, à moitié pour rire. Ce n’est que quand l’officier fut entièrement nu qu’ils devinrent attentifs. Le condamné, en particulier, parut être frappé par le pressentiment de quelque grand revirement. Ce qui lui était arrivé à lui arrivait maintenant à l’officier. Peut-être que les choses allaient être poussées jusqu’à leur terme extrême.
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