L’officier se précipita pour le tirer en l’air et l’écarter du tampon, voulant lui tourner la tête vers la fosse ; mais c’était trop tard, les vomissures dégoulinaient déjà sur la machine.
– Tout ça, c’est la faute du commandant ! cria l’officier qui, face à l’appareil, secouait comme un dément ses montants de cuivre jaune. On me salit ma machine comme une porcherie, dit-il en montrant les dégâts au voyageur de ses mains tremblantes. J’ai pourtant passé des heures à tenter de faire comprendre au commandant qu’un jour avant l’exécution il ne fallait plus administrer de nourriture aux condamnés. Mais la tendance nouvelle est à la clémence, et elle est d’un autre avis. Les dames du commandant, avant qu’on emmène le condamné, lui bourrent le gosier de sucreries. Toute sa vie il s’est nourri de poissons puants, et voilà qu’il lui faut manger des sucreries ! Mais enfin ce serait possible, je n’y verrais pas d’objection, mais pourquoi ne fournit-on pas un nouveau tampon, comme je le sollicite depuis trois mois ? Comment peut-on se mettre dans la bouche sans répugnance ce tampon que plus de cent hommes à l’agonie ont sucé et mordu ?
Le condamné avait reposé sa tête et semblait apaisé ; le soldat s’occupait de nettoyer la machine avec la chemise du condamné. L’officier alla vers le voyageur, que quelque pressentiment fit reculer d’un pas, mais l’officier le saisit par la main et l’entraîna à l’écart.
– Je souhaite vous dire quelques mots en confidence, dit-il, vous m’y autorisez ?
– Certes, dit le voyageur en écoutant les yeux baissés.
– Cette procédure et cette exécution que vous avez présentement l’occasion d’admirer n’ont plus actuellement dans notre colonie de partisans déclarés. Je suis le seul à les défendre, et du même coup le seul à défendre l’héritage de l’ancien commandant. Je ne saurais songer à développer encore cette procédure, j’use toutes mes énergies pour conserver ce qui existe déjà. Du vivant de l’ancien commandant, la colonie regorgeait de ses partisans ; sa force de conviction, je l’ai pour une part, mais je suis complètement dépourvu du pouvoir qui était le sien ; du coup, ses partisans se sont faits tout petits ; il en existe encore beaucoup, mais aucun ne l’avoue. Si aujourd’hui, donc un jour d’exécution, vous allez à la maison de thé et que vous y écoutiez les conversations, vous n’entendrez peut-être que des propos ambigus. Ce sont tous des partisans, mais sous l’actuel commandant, et compte tenu de ses conceptions actuelles, ils me sont tout à fait inutiles. Et à présent je vous le demande : est-ce qu’à cause de ce commandant et de ses femmes qui l’influencent cette œuvre de toute une vie doit être anéantie (il montrait la machine) ? A-t-on le droit de laisser faire cela ? Même lorsqu’on est étranger et de passage sur notre île pour quelques jours ? Or, il n’y a pas de temps à perdre, on prépare quelque chose contre ma compétence juridictionnelle ; déjà des conciliabules se tiennent dans le bâtiment de commandement, auxquels je ne suis pas convié ; même votre visite d’aujourd’hui me semble révélatrice de toute cette situation ; on est lâche et l’on vous envoie en première ligne, vous qui êtes étranger. – Ah, comme l’exécution était différente, dans le temps ! Un jour à l’avance, tout le vallon était déjà plein de monde ; rien que pour voir cela, tout le monde venait ; de bon matin, le commandant faisait son apparition, entouré de ses dames ; des fanfares réveillaient le camp tout entier ; je me présentais au rapport et annonçais que tout était paré ; le public de qualité – il n’était pas question qu’il manque un seul fonctionnaire d’autorité – prenait place autour de la machine ; ce tas de fauteuils en rotin est un pitoyable vestige de cette époque. La machine, fraîchement astiquée, brillait ; pour chaque exécution ou presque, j’avais perçu des pièces détachées neuves. Devant des centaines d’yeux – tous les spectateurs se haussaient sur la pointe des pieds, jusqu’en haut des pentes –, c’était le commandant lui-même qui couchait le condamné sous la herse. Ce qu’a le droit de faire aujourd’hui un simple soldat, c’était alors mon office, en ma qualité de président du tribunal, et j’en étais honoré. Et alors, l’exécution commençait ! Aucune fausse note ne troublait le travail de la machine. Bien des gens ne regardaient plus, dès lors, mais restaient couchés dans le sable, les yeux clos ; ils savaient tous qu’à cet instant justice était en train de se faire. Dans le silence, on n’entendait que le gémissement du condamné, assourdi par le tampon. Aujourd’hui, la machine ne parvient plus à arracher au condamné un gémissement plus fort que ce que peut encore étouffer le tampon ; mais à l’époque, les aiguilles émettaient tout en écrivant un liquide corrosif qu’on n’a plus le droit d’employer aujourd’hui. Et puis alors venait la sixième heure ! Impossible alors d’accéder à la prière de tous ceux qui voulaient regarder de près. Le commandant, dans sa sagesse, avait décrété qu’il fallait donner la préférence aux enfants ; pour ma part, à vrai dire, mon office me donnait toujours le droit d’être là ; souvent j’étais accroupi là-bas, tenant un enfant dans chaque bras. Comme nous recueillions tous l’expression transfigurée que prenait le visage martyrisé, comme nous tendions nos joues pour les exposer à la lumière de cette justice enfin atteinte et déjà éphémère ! C’était le bon temps, camarade !
L’officier avait manifestement oublié à qui il avait affaire ; il avait saisi le voyageur dans ses bras et avait posé sa tête sur son épaule. Le voyageur était très embarrassé : il jetait des regards impatients par-dessus la tête de l’officier. Le soldat avait achevé son travail de nettoyage et venait juste de verser encore du riz bouilli d’une boîte métallique dans l’écuelle. À peine le condamné, apparemment tout à fait remis, s’en aperçut-il qu’il se mit à vouloir laper le riz avec sa langue. Le soldat ne cessait de le repousser, car le riz était sans doute prévu pour plus tard, mais il était en tout cas inconvenant aussi qu’il y plongeât ses mains sales pour en manger sous le nez du condamné affamé.
L’officier se ressaisit vite :
– Ne croyez pas que j’aie voulu vous émouvoir, dit-il, je sais qu’il est impossible de faire comprendre aujourd’hui ce qu’était ce temps-là. Du reste, la machine travaille toujours et marche toute seule. Elle marche même si elle se dresse toute seule dans ce vallon.
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