Après un moment de
suspens, j’allai embrasser ma mère : elle
m’embrassa aussi, posa doucement la main sur mon épaule,
puis se remit à travailler. Je ne pouvais regarder ni elle ni
lui, mais je savais bien qu’il nous regardait tous deux ;
je m’approchai de la fenêtre et je contemplai longtemps
quelques arbustes que les frimas faisaient ployer sous leur poids.
Dès que je pus
m’échapper, je montai l’escalier. Mon ancienne
chambre que j’aimais tant était toute changée, et
je devais habiter bien loin de là. Je redescendis pour voir si
je trouverais quelque chose qui n’eût pas changé :
tout me paraissait si différent ! j’errai dans la
cour, mais bientôt je fus forcé de m’enfuir, car
la niche, jadis vide, était maintenant occupée par un
grand chien, à la gueule profonde et à la crinière
noire, un vrai diable : à ma vue il s’était
élancé vers moi comme pour me happer.
IV
Je tombe en disgrâce
Si la chambre où on avait transporté
mon lit pouvait rendre témoignage de ce qui se passait dans
ses murs, je pourrais, aujourd’hui encore (qui est-ce qui
demeure là ? j’aimerais le savoir), l’appeler
en témoignage pour déclarer combien mon cœur
était désolé lorsque j’y rentrai ce
soir-là. En remontant, j’entendis le gros chien qui
continuait d’aboyer après moi ; la chambre me
paraissait triste et inconnue, j’étais aussi triste
qu’elle : je m’assis ; mes petites mains se
croisèrent machinalement, et je me mis à penser.
Je pensai aux choses les plus bizarres : à
la forme de la chambre, aux fentes du plafond, au papier qui
recouvrait les murs, aux défauts des carreaux qui faisaient
des bosses ou des creux dans le paysage, à ma table de
toilette dont les trois pieds boiteux avaient quelque chose de
rechigné qui me rappela mistress Gummidge lorsqu’elle
songeait à l’Ancien. Et alors je pleurais, mais, sauf
que je me sentais tout gelé et misérable, je crois que
je ne savais pas bien pourquoi je pleurais. Enfin, dans mon
désespoir, il me vint à l’esprit que j’aimais
passionnément la petite Émilie, qu’on m’avait
enlevé à elle pour m’amener dans un lieu où
personne ne m’aimait autant qu’elle. À force de me
désoler de cette pensée, je finis par me rouler dans un
coin de mon couvre-pied et par m’endormir en pleurant.
Je me réveillai en entendant quelqu’un
dire : « Le voilà ! » Une main
découvrait doucement ma tête brûlante. Ma mère
et Peggotty étaient venues me chercher, et c’était
la voix de l’une d’elles que j’avais entendue.
« Davy, dit ma mère, qu’est-ce
que vous avez donc ? »
Comment pouvait-elle se demander cela ? Je
répondis : « Je n’ai rien. »
Mais je détournai la tête pour cacher le tremblement de
ma lèvre qui lui en aurait pu dire davantage.
« Davy ! dit ma mère, Davy,
mon enfant ! »
Rien de ce qu’elle aurait pu dire ne
m’aurait autant troublé que ces simples mots :
« Mon enfant ! » Je cachai mes larmes dans
mon oreiller, et je repoussai la main de ma mère qui voulait
m’attirer vers elle.
« C’est votre faute, Peggotty,
méchante que vous êtes ! dit ma mère. Je le
sais bien. Comment pouvez-vous, je vous le demande, avoir le courage
d’indisposer mon cher enfant contre moi ou contre ceux que
j’aime. Qu’est-ce que cela veut dire, Peggotty ? »
La pauvre Peggotty leva les yeux au ciel et
répondit, en commentant la prière d’actions de
grâces que je répétais habituellement après
le dîner :
« Que le Seigneur vous pardonne,
mistress Copperfield, et puissiez-vous ne jamais avoir à vous
repentir de ce que vous venez de dire là !
– Il y a de quoi me faire perdre la
tête, s’écria ma mère, et cela pendant une
lune de miel, quand on devrait croire que mon plus cruel ennemi ne
voudrait pas m’enlever un peu de paix et de bonheur. Davy,
méchant enfant ! Peggotty, atroce femme que vous êtes !
Oh ! mon Dieu, s’écria ma mère en se
tournant de l’un à l’autre avec une irritation
capricieuse, quel triste séjour que ce monde, et dans un
moment où on devrait s’attendre à n’avoir
que des choses agréables ! »
Je sentis tout d’un coup se poser sur moi
une main qui n’était ni celle de ma mère ni celle
de Peggotty ; je me glissai au pied de mon lit. C’était
la main de M. Murdstone qui tenait mon bras.
« Qu’est-ce que cela signifie,
Clara, mon amour ? Avez-vous oublié ? Un peu de
fermeté, ma chère !
– Je suis bien fâchée,
Édouard, dit ma mère, je voulais être
raisonnable, mais je me sens si triste !
– Vraiment, dit-il, je suis fâché
de vous entendre dire cela ; c’est commencer bien tôt,
Clara.
– Je dis qu’il est bien dur qu’on
me rende malheureuse en ce moment, dit ma mère en faisant une
petite moue ; et c’est... c’est bien dur... n’est-ce
pas ? »
Il l’attira à lui, lui murmura
quelques mots à l’oreille, et l’embrassa. La tête
de ma mère reposait sur son épaule, elle avait passé
son bras autour du cou de son mari ; je compris dès lors
qu’il pourrait toujours, comme il le faisait alors, faire plier
à son gré une nature si flexible.
« Descendez, mon amour, dit
M. Murdstone, David et moi nous allons revenir tout à
l’heure. Ma brave femme, dit-il en se tournant vers Peggotty,
lorsqu’il eut vu sortir ma mère de la chambre, en
l’accompagnant d’un gracieux sourire, ma brave femme, et
il la regardait d’un air menaçant, vous savez le nom de
votre maîtresse ?
– Il y a longtemps qu’elle est ma
maîtresse, monsieur, répondit Peggotty, je dois le
savoir.
– C’est vrai, répondit-il,
mais tout à l’heure, en montant, j’ai cru vous
entendre l’appeler par un nom qui n’est pas le sien. Elle
a pris le mien, vous le savez. Ne l’oubliez pas, je vous
prie. »
Peggotty sortit sans répondre autrement que
par une révérence, tout en me lançant des
regards inquiets ; elle avait probablement compris qu’on
voulait qu’elle s’en allât, et elle n’avait
point d’excuse à donner pour rester.
Lorsque nous fûmes tous deux seuls, il ferma
la porte, et s’asseyant sur une chaise devant laquelle il se
tenait debout, il fixa sur moi un regard perçant ; mes
yeux à moi s’attachaient aux siens. Il me semble encore
entendre battre mon petit cœur.
« David, dit-il, et ses lèvres
minces se serraient l’une contre l’autre, quand j’ai
à réduire un cheval ou un chien entêté,
qu’est-ce que je fais, selon vous ?
– Je n’en sais rien.
– Je le bats. »
Je lui avais répondu d’une voix
presque éteinte, mais je sentais maintenant que la respiration
me manquait tout à fait.
« Je le fais céder et demander
grâce. Je me dis, voilà un drôle que je veux
dompter, et quand même cela devrait lui coûter tout le
sang qu’il a dans les veines, j’en viendrai à
bout. Qu’est-ce que je vois là sur votre joue ?
– C’est de la boue »,
répondis-je.
Il savait aussi bien que moi que c’était
la trace de mes larmes ; mais quand même il m’aurait
adressé vingt fois la même question, en m’assommant
de coups chaque fois, je crois que mon petit cœur se serait
brisé avant que je lui répondisse autrement.
« Pour un enfant, vous avez beaucoup
d’intelligence, dit-il avec le sourire grave qui lui était
familier, et vous m’avez compris, je le vois. Lavez-vous la
figure, monsieur, et descendez avec moi. »
Il me montra la toilette, celle que je comparais
dans mon esprit à mistress Gummidge, et me fit signe de la
tête de lui obéir immédiatement. Je ne doutais
pas alors, et je doute encore moins maintenant, qu’il ne fût
tout prêt à me rouer de coups, sans le moindre scrupule,
si j’avais hésité.
« Clara, ma chère, dit-il,
lorsque je lui eus obéi et que nous fûmes descendus au
salon, sa main toujours appuyée sur mon bras, on ne vous
tourmentera plus, j’espère. Nous corrigerons notre petit
caractère. »
Dieu m’est témoin qu’en ce
moment un mot de tendresse aurait pu me rendre meilleur pour toute ma
vie, peut-être faire de moi une autre créature. En
m’encourageant et en m’expliquant ce qui s’était
passé, en m’assurant que j’étais le
bienvenu et que ce serait toujours là mon chez moi,
M. Murdstone aurait pu attirer à lui mon cœur, au
lieu de s’assurer une obéissance hypocrite ; au
lieu de le haïr, j’aurais pu le respecter. Il me sembla
que ma mère était fâchée de me voir là
debout au milieu de la chambre, l’air malheureux et effaré,
et que, lorsqu’elle me vit aller timidement m’asseoir,
ses yeux me suivirent plus tristement encore, comme si elle eût
souhaité me voir plutôt courir gaiement ; mais
alors elle ne me dit pas un mot, et plus tard, il n’était
plus temps.
Nous dînâmes seuls, tous les trois. Il
avait l’air d’aimer beaucoup ma mère, ce qui ne me
réconciliait pas avec lui, j’en ai bien peur, et elle,
elle l’aimait beaucoup. Je compris à leur conversation
qu’ils attendaient ce même soir une sœur aînée
de M. Murdstone qui venait demeurer avec eux.
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