Il avait le double de l’âge de ma mère
quand il l’épousa, et sa santé était loin
d’être robuste. Il mourut un an après, six mois
avant ma naissance, comme je l’ai déjà dit.
Tel était l’état des choses
dans la matinée de ce mémorable et important vendredi
(qu’il me soit permis de le qualifier ainsi). Je ne puis donc
pas me vanter d’avoir su alors tout ce que je viens de
raconter, ni d’avoir conservé aucun souvenir personnel
de ce qui va suivre.
Mal portante, profondément abattue, ma mère
s’était assise au coin du feu qu’elle contemplait
à travers ses larmes ; elle songeait avec tristesse à
sa propre vie et à celle du pauvre petit orphelin qui allait
être accueilli à son arrivée dans un monde peu
charmé de le recevoir, par quelques paquets d’épingles
de mauvais augure prophétiques, déjà préparées
dans un tiroir de sa chambre ; ma mère, dis-je, était
assise devant son feu par une matinée claire et froide du mois
de mars. Triste et timide, elle se disait qu’elle succomberait
probablement à l’épreuve qui l’attendait,
lorsqu’en levant les yeux pour essuyer ses larmes, elle vit
arriver par le jardin une femme qu’elle ne connaissait pas.
Au second coup d’œil, ma mère
eut un pressentiment certain que c’était miss Betsy. Les
rayons du soleil couchant éclairaient à la porte du
jardin toute la personne de cette étrangère, elle
marchait d’un pas trop ferme et d’un air trop déterminé
pour que ce pût être une autre que Betsy Trotwood.
En arrivant devant la maison, elle donna une autre
preuve de son identité. Mon père avait souvent fait
entendre à ma mère que sa tante ne se conduisait
presque jamais comme le reste des humains ; et voilà en
effet qu’au lieu de sonner à la porte, elle vint se
planter devant la fenêtre, et appuya si fort son nez contre la
vitre qu’il en devint tout blanc et parfaitement plat au même
instant, à ce que m’a souvent raconté ma pauvre
mère.
Cette apparition porta un tel coup à ma
mère que c’est à miss Betsy, j’en suis
convaincu, que je dois d’être né un vendredi.
Ma mère se leva brusquement et alla se
cacher dans un coin derrière sa chaise. Miss Betsy après
avoir lentement parcouru toute la pièce du regard, en roulant
les yeux comme le font certaines têtes de Sarrasin dans les
horloges flamandes, aperçut enfin ma mère. Elle lui fit
signe d’un air refrogné de venir lui ouvrir la porte,
comme quelqu’un qui a l’habitude du commandement. Ma mère
obéit.
« Mistress David Copperfield, je
suppose, dit miss Betsy en appuyant sur le dernier mot, sans doute
pour faire comprendre que sa supposition venait de ce qu’elle
voyait ma mère en grand deuil, et sur le point d’accoucher.
– Oui, répondit faiblement ma
mère.
– Miss Trotwood, lui répliqua-t-on ;
vous avez entendu parler d’elle, je suppose ? »
Ma mère dit qu’elle avait eu ce
plaisir. Mais elle sentait que malgré elle, elle laissait
assez voir que le plaisir n’avait pas été
immense.
« Eh bien ! maintenant vous la
voyez », dit miss Betsy. Ma mère baissa la tête
et la pria d’entrer.
Elles s’acheminèrent vers la pièce
que ma mère venait de quitter ; depuis la mort de mon
père, on n’avait pas fait de feu dans le salon de
l’autre côté du corridor ; elles s’assirent,
miss Betsy gardait le silence ; après de vains efforts
pour se contenir, ma mère fondit en larmes.
« Allons, allons ! dit miss Betsy
vivement, pas de tout cela ! venez ici. »
Ma mère ne pouvait que sangloter sans
répondre.
« Ôtez votre bonnet, enfant, dit
miss Betsy, il faut que je vous voie. »
Trop effrayée pour résister à
cette étrange requête, ma mère fit ce qu’on
lui disait ; mais ses mains tremblaient tellement qu’elle
détacha ses longs cheveux en même temps que son bonnet.
« Ah ! bon Dieu ! s’écria
miss Betsy, vous n’êtes qu’un enfant ! »
Ma mère avait certainement l’air très
jeune pour son âge ; elle baissa la tête, pauvre
femme ! comme si c’était sa faute, et murmura, au
milieu de ses larmes, qu’elle avait peur d’être
bien enfant pour être déjà veuve et mère.
Il y eut un moment de silence, pendant lequel ma mère
s’imagina que miss Betsy passait doucement la main sur ses
cheveux ; elle leva timidement les yeux : mais non, la
tante était assise d’un air rechigné devant le
feu, sa robe relevée, les mains croisées sur ses
genoux, les pieds posés sur les chenets.
« Au nom du ciel, s’écria
tout d’un coup miss Betsy, pourquoi l’appeler rookery1 ?
– Vous parlez de cette maison, madame ?
demanda ma mère.
– Oui, pourquoi l’appeler
Rookery ? Vous l’auriez appelé cookery2,
pour peu que vous eussiez eu de bon sens, l’un ou l’autre.
– M. Copperfield aimait ce nom,
répondit ma mère. Quand il acheta cette maison, il se
plaisait à penser qu’il y avait des nids de corbeaux
dans les alentours. »
Le vent du soir s’élevait, et les
vieux ormes du jardin s’agitaient avec tant de bruit, que ma
mère et miss Betsy jetèrent toutes deux les yeux de ce
côté. Les grands arbres se penchaient l’un vers
l’autre, comme des géants qui vont se confier un secret,
et qui, après quelques secondes de confidence, se relèvent
brusquement, secouant au loin leurs bras énormes, comme si ce
qu’ils viennent d’entendre ne leur laissait aucun repos :
quelques vieux nids de corbeaux, à moitié détruits
par les vents, ballottaient sur les branches supérieures,
comme un débris de navire bondit sur une mer orageuse.
« Où sont les oiseaux ?
demanda miss Betsy.
– Les... ? » Ma mère
pensait à toute autre chose.
« Les corbeaux ?... où
sont-ils passés ? redemanda miss Betsy.
– Je n’en ai jamais vu ici, dit
ma mère. Nous croyions... M. Copperfield avait cru...
qu’il y avait une belle rookery, mais les nids étaient
très anciens et depuis longtemps abandonnés.
– Voilà bien
David Copperfield ! dit miss Betsy. C’est bien là
lui, d’appeler sa maison la rookery, quand il n’y
a pas dans les environs un seul corbeau, et de croire aux oiseaux
parce qu’il voit des nids !
– M. Copperfield est mort,
repartit ma mère, et si vous osez me dire du mal de lui... »
Ma pauvre mère eut un moment, je le
soupçonne, l’intention de se jeter sur ma tante pour
l’étrangler. Même en santé, ma mère
n’aurait été qu’un triste champion dans un
combat corps à corps avec miss Betsy ; mais à
peine avait-elle quitté sa chaise qu’elle y renonça,
et se rasseyant humblement, elle s’évanouit.
Lorsqu’elle revint à elle, peut-être
par les soins de miss Betsy, ma mère vit sa tante debout
devant la fenêtre ; l’obscurité avait succédé
au crépuscule, et la lueur du feu les aidait seule à se
distinguer l’une l’autre.
« Eh bien ! dit miss Betsy, en
revenant s’asseoir, comme si elle avait contemplé un
instant le paysage, eh bien, quand comptez-vous ?...
– Je suis toute tremblante, balbutia ma
mère. Je ne sais ce qui m’arrive. Je vais mourir, c’est
sûr.
– Non, non, non, dit miss Betsy, prenez
un peu de thé.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu !
croyez-vous que cela me fasse un peu de bien ? répondit
ma mère d’un ton désolé.
– Bien certainement, dit miss Betsy.
Pure imagination ! Quel nom donnez-vous à votre fille ?
– Je ne sais pas encore si ce sera une
fille, madame, dit ma mère dans son innocence.
– Que le bon Dieu bénisse cette
enfant ! » s’écria miss Betsy en citant,
sans s’en douter, la seconde sentence inscrite en épingles
sur la pelote, dans la commode d’en haut, mais en l’appliquant
à ma mère elle-même, au lieu qu’elle
s’appliquait à moi, « ce n’est pas de
cela que je parle. Je parle de votre servante.
– Peggotty ! dit ma mère.
– Peggotty ! répéta
miss Betsy avec une nuance d’indignation, voulez-vous me faire
croire qu’une femme a reçu, dans une église
chrétienne, le nom de Peggotty ?
– C’est son nom de famille,
reprit timidement ma mère. M. Copperfield le lui donnait
habituellement pour éviter toute confusion, parce qu’elle
portait le même nom de baptême que moi.
– Ici, Peggotty ! s’écria
miss Betsy en ouvrant la porte de la salle à manger. Du thé.
Votre maîtresse est un peu souffrante. Et ne lambinons pas. »
Après avoir donné cet ordre avec
autant d’énergie que si elle avait exercé de
toute éternité une autorité incontestée
dans la maison, miss Betsy alla s’assurer de la venue de
Peggotty qui arrivait stupéfaite, sa chandelle à la
main, au son de cette voix inconnue ; puis elle revint s’asseoir
comme auparavant, les pieds sur les chenets, sa robe retroussée,
et ses mains croisées sur ses genoux.
« Vous disiez que ce serait peut-être
une fille, dit miss Betsy. Cela ne fait pas un doute. J’ai un
pressentiment que ce sera une fille. Eh bien, mon enfant, à
dater du jour de sa naissance, cette fille...
– Ou ce garçon, se permit
d’insinuer ma mère.
– Je vous dis que j’ai un
pressentiment que ce sera une fille, répliqua miss Betsy. Ne
me contredisez pas. À dater du jour de la naissance de cette
fille, je veux être son amie. Je compte être sa marraine,
et je vous prie de l’appeler Betsy Trotwood Copperfield.
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