David Copperfield 2
Charles
Dickens
David
Copperfield
BeQ
Charles Dickens
(1812-1870)
David Copperfield
Traduit de l’anglais par P. Lorain
Tome deuxième
La Bibliothèque électronique
du Québec
Collection À
tous les vents
Volume 519 : version 1.0
Du même auteur, à la Bibliothèque :
Cantique de Noël
Les conteurs à la ronde
Le grillon du foyer
L’abîme (en coll. avec Wilkie Collins)
Olivier Twist (deux
tomes)
Illustration de couverture : My
magnificent order at the Public-House, by Phiz from David
Copperfield(1850).
David Copperfield
II
Édition de référence :
Paris, Librairie Hachette et Cie,
1894.
I
Une perte plus grave
Je n’eus pas de peine à
céder aux prières de Peggotty, qui me demanda de rester
à Yarmouth jusqu’à ce que les restes du pauvre
voiturier eussent fait, pour la dernière fois, le voyage de
Blunderstone. Elle avait acheté depuis longtemps, sur ses
économies, un petit coin de terre dans notre vieux cimetière,
près du tombeau de « sa chérie »,
comme elle appelait toujours ma mère, et c’était
là que devait reposer le corps de son mari.
Quand j’y pense à
présent, je sens que je ne pouvais pas être plus heureux
que je l’étais véritablement alors de tenir
compagnie à Peggotty, et de faire pour elle le peu que je
pouvais faire. Mais je crains bien d’avoir éprouvé
une satisfaction plus grande encore, satisfaction personnelle et
professionnelle, à examiner le testament de M. Barkis et
à en apprécier le contenu.
Je revendique l’honneur d’avoir
suggéré l’idée que le testament devait se
trouver dans le coffre. Après quelques recherches, on l’y
découvrit, en effet, au fond d’un sac à picotin,
en compagnie d’un peu de foin, d’une vieille montre d’or
avec une chaîne et des breloques, que M. Barkis avait
portée le jour de son mariage, et qu’on n’avait
jamais vue ni avant ni après ; puis d’un
bourre-pipe en argent, figurant une jambe ; plus d’un
citron en carton, rempli de petites tasses et de petites soucoupes,
que M. Barkis avait, je suppose, acheté quand j’étais
enfant, pour m’en faire présent, sans avoir le courage
de s’en défaire ensuite ; enfin, nous trouvâmes
quatre-vingt sept pièces d’or en guinées et en
demi-guinées, cent dix livres sterling en billets de banque
tout neufs, des actions sur la banque d’Angleterre, un vieux
fer à cheval, un mauvais shilling, un morceau de camphre et
une coquille d’huître. Comme ce dernier objet avait été
évidemment frotté, et que la nacre de l’intérieur
déployait les couleurs du prisme, je serais assez porté
à croire que M. Barkis s’était fait une idée
confuse qu’on pouvait y trouver des perles, mais sans avoir pu
jamais en venir à ses fins.
Depuis bien des années,
M. Barkis avait toujours porté ce coffre avec lui dans
tous ses voyages, et, pour mieux tromper l’espion, s’était
imaginé d’écrire avec le plus grand soin sur le
couvercle, en caractères devenus presque illisibles à
la longue, l’adresse de « M. Blackboy, bureau
restant, jusqu’à ce qu’il soit réclamé. »
Je reconnus bientôt qu’il
n’avait pas perdu ses peines en économisant depuis tant
d’années. Sa fortune, en argent, n’allait pas loin
de trois mille livres sterling. Il léguait là-dessus
l’usufruit du tiers à M. Peggotty, sa vie durant ;
à sa mort, le capital devait être distribué par
portions égales entre Peggotty, la petite Émilie et
moi, à icelui, icelle ou iceux d’entre nous qui serait
survivant. Il laissait à Peggotty tout ce qu’il
possédait du reste, la nommant sa légataire
universelle, seule et unique exécutrice de ses dernières
volontés exprimées par testament.
Je vous assure que j’étais
déjà fier comme un procureur quand je lus tout ce
testament avec la plus grande cérémonie, expliquant son
contenu à toutes les parties intéressées ;
je commençai à croire que la Cour avait plus
d’importance que je ne l’avais supposé. J’examinai
le testament avec la plus profonde attention, je déclarai
qu’il était parfaitement en règle sur tous les
points, je fis une ou deux marques au crayon à la marge, tout
étonné d’en savoir si long.
Je passai la semaine qui précéda
l’enterrement, à faire cet examen un peu abstrait, à
dresser le compte de toute la fortune qui venait d’échoir
à Peggotty, à mettre en ordre toutes ses affaires, en
un mot, à devenir son conseil et son oracle en toutes choses,
à notre commune satisfaction. Je ne revis pas Émilie
dans l’intervalle, mais on me dit qu’elle devait se
marier sans bruit quinze jours après.
Je ne suivis pas le convoi en
costume, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi. Je
veux dire que je n’avais pas revêtu un manteau noir et un
long crêpe, fait pour servir d’épouvantail aux
oiseaux, mais je me rendis, à pied, de bonne heure à
Blunderstone, et je me trouvais dans le cimetière quand le
cercueil arriva, suivi seulement de Peggotty et de son frère.
Le monsieur fou regardait de ma petite fenêtre ; l’enfant
de M. Chillip remuait sa grosse tête et tournait ses yeux
ronds pour contempler le pasteur par-dessus l’épaule de
sa bonne ; M. Omer soufflait sur le second plan ; il
n’y avait point d’autres assistants, et tout se passa
tranquillement. Nous nous promenâmes dans le cimetière
pendant une heure environ quand tout fut fini, et nous cueillîmes
quelques bourgeons à peine épanouis sur l’arbre
qui ombrageait le tombeau de ma mère.
Ici la crainte me gagne ; un
nuage sombre plane au-dessus de la ville que j’aperçois
dans le lointain, en dirigeant de ce côté ma course
solitaire. J’ai peur d’en approcher, comment pourrai-je
supporter le souvenir de ce qui nous arriva pendant cette nuit
mémorable, de ce que je vais essayer de rappeler, si je puis
surmonter mon trouble ?
Mais ce n’est pas de le
raconter qui empirera le mal ; que gagnerais-je à arrêter
ici ma plume, qui tremble dans ma main ? Ce qui est fait est
fait, rien ne peut le défaire, rien ne peut y changer la
moindre chose.
Ma vieille bonne devait venir à
Londres avec moi, le lendemain, pour les affaires du testament. La
petite Émilie avait passé la journée chez
M. Omer ; nous devions nous retrouver tous le soir dans le
vieux bateau ; Ham devait ramener Émilie à l’heure
ordinaire ; je devais revenir à pied en me promenant. Le
frère et la sœur devaient faire leur voyage de retour
comme ils étaient venus, et nous attendre le soir au coin du
feu.
Je les quittai à la barrière,
où un Straps imaginaire s’était reposé
avec le havresac de Roderick Randorn, au temps jadis ; et, au
lieu de revenir tout droit, je fis quelques pas sur la route de
Lowestoft ; puis je revins en arrière, et je pris le
chemin de Yarmouth. Je m’arrêtai pour dîner à
un petit café décent, situé à une
demi-heure à peu près du gué dont j’ai
déjà parlé ; le jour s’écoula,
et j’atteignis le gué à la brune. Il pleuvait
beaucoup, le vent était fort, mais la lune apparaissait de
temps en temps à travers les nuages, et il ne faisait pas tout
à fait noir.
Je fus bientôt en vue de la
maison de M. Peggotty, et je distinguai la lumière qui
brillait à la fenêtre. Me voilà donc piétinant
dans le sable humide, avant d’arriver à la porte ;
enfin j’y suis et j’entre.
Tout présentait l’aspect
le plus confortable. M. Peggotty fumait sa pipe du soir, et les
préparatifs du souper allaient leur train : le feu
brûlait gaiement : les cendres étaient relevées ;
la caisse sur laquelle s’asseyait la petite Émilie
l’attendait dans le coin accoutumé. Peggotty était
assise à la place qu’elle occupait jadis, et, sans son
costume de veuve, on aurait pu croire qu’elle ne l’avait
jamais quittée. Elle avait déjà repris l’usage
de la boîte à ouvrage, sur le couvercle de laquelle on
voyait représentée la cathédrale de Saint-Paul :
le mètre roulé dans une chaumière, et le morceau
de cire étaient là à leur poste comme au premier
jour. Mistress Gummidge grognait un peu dans son coin comme à
l’ordinaire, ce qui ajoutait à l’illusion.
« Vous êtes le
premier, monsieur David, dit M. Peggotty d’un air radieux.
Ne gardez pas cet habit, s’il est mouillé, monsieur.
– Merci, monsieur
Peggotty, lui dis-je, en lui donnant mon paletot pour le suspendre ;
l’habit est parfaitement sec.
– C’est vrai, dit
M. Peggotty en tâtant mes épaules ; sec comme
un copeau. Asseyez-vous, monsieur ; je n’ai pas besoin de
vous dire que vous êtes le bienvenu, mais c’est égal,
vous êtes le bienvenu tout de même, je le dis de tout mon
cœur.
– Merci, monsieur
Peggotty, je le sais bien. Et vous, Peggotty, comment allez-vous, ma
vieille, lui dis-je en l’embrassant.
– Ah ! ah ! dit
M. Peggotty en riant et en s’asseyant près de nous,
pendant qu’il se frottait les mains, comme un homme qui n’est
pas fâché de trouver une distraction honnête à
ses chagrins récents, et avec toute la franche cordialité
qui lui était habituelle ; c’est ce que je lui dis
toujours, il n’y a pas une femme au monde, monsieur, qui doive
avoir l’esprit plus en repos qu’elle ! Elle a
accompli son devoir envers le défunt, et il le savait bien, le
défunt, car il a fait aussi son devoir avec elle, comme elle a
fait son devoir avec lui, et... et tout ça s’est bien
passé. »
Mistress Gummidge poussa un
gémissement.
« Allons, mère
Gummidge, du courage ! dit M. Peggotty. Mais il secoua la
tête en nous regardant de côté, pour nous faire
entendre que les derniers événements étaient
bien de nature à lui rappeler le vieux. Ne vous laissez pas
abattre ! du courage ! un petit effort, et vous verrez que
ça ira tout naturellement beaucoup mieux après.
– Jamais pour moi, Daniel,
repartit mistress Gummidge ; la seule chose qui puisse me venir
tout naturellement, c’est de rester isolée et désolée.
– Non, non, dit
M. Peggotty d’un ton consolant.
– Si, si, Daniel, dit
mistress Gummidge ; je ne suis pas faite pour vivre avec des
gens qui font des héritages. J’ai eu trop de malheurs,
je ferai bien de vous débarrasser de moi.
– Et comment pourrais-je
dépenser mon argent sans vous ? dit M. Peggotty d’un
ton de sérieuse remontrance.
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