Ne permettez pas à un malentendu
insignifiant de flétrir ces fleurs printanières qui,
une fois fanées, ne peuvent plus refleurir. Je parle, continua
miss Mills, par mon expérience du passé, d’un
passé irrévocable. Les sources jaillissantes qui
étincellent au soleil ne doivent pas être fermées
par pur caprice ; l’oasis du Sahara ne doit pas être
supprimée à la légère. »
Je ne savais pas ce que je faisais,
car j’avais la tête tout en feu, mais je pris la petite
main de Dora, je la baisai et elle me laissa faire. Je baisai la main
de miss Mills, et il me sembla que nous montions ensemble tout droit
au septième ciel.
Nous n’en redescendîmes
pas. Nous y restâmes toute la soirée, errant çà
et là parmi les arbres, le petit bras tremblant de Dora
reposant sur le mien, et Dieu sait que, quoique ce fût une
folie, notre sort eût été bien heureux si nous
avions pu devenir immortels tout d’un coup avec cette folie
dans le cœur, pour errer éternellement ainsi au milieu
des arbres de cet Eden.
Trop tôt, hélas !
nous entendîmes les autres qui riaient et qui causaient, puis
on appela Dora. Alors nous reparûmes, et on pria Dora de
chanter. Favoris-roux voulait prendre la boîte de la guitare
dans la voiture, mais Dora lui dit que je savais seul où elle
était. Favoris-roux fut donc défait en un instant, et
c’est moi qui trouvai la boîte, moi qui l’ouvris,
moi qui sortis la guitare, moi qui m’assis près d’elle,
moi qui gardai son mouchoir et ses gants, et moi qui m’enivrai
du son de sa douce voix pendant qu’elle chantait pour celui qui
l’aimait, les autres pouvaient applaudir si cela leur
convenait, mais ils n’avaient rien à faire avec sa
romance.
J’étais fou de joie. Je
craignais d’être trop heureux pour que tout cela fût
vrai ; je craignais de me réveiller tout à l’heure
à Buckingham-Street, d’entendre mistress Crupp heurter
les tasses en préparant le déjeuner. Mais non, c’était
bien Dora qui chantait, puis d’autres chantèrent
ensuite ; miss Mills chanta elle-même une complainte sur
les échos assoupis des cavernes de la Mémoire, comme si
elle avait cent ans, et le soir vint, et on prit le thé en
faisant bouillir l’eau au bivouac de notre petite bohème,
et j’étais aussi heureux que jamais.
Je fus encore plus heureux que jamais
quand on se sépara, et que tout le monde, le pauvre
Favoris-roux y compris, reprit son chemin, dans chaque direction,
pendant que je partais avec elle au milieu du calme de la soirée,
des lueurs mourantes, et des doux parfums qui s’élevaient
autour de nous. M. Spenlow était un peu assoupi, grâce
au vin de champagne ; béni soit le sol qui en a porté
le raisin ! béni soit le raisin qui en a fait le vin !
béni soit le soleil qui l’a mûri ! béni
soit le marchand qui l’a frelaté ! Et comme il
dormait profondément dans un coin de la voiture, je marchais à
côté et je parlais à Dora. Elle admirait mon
cheval et le caressait (oh ! quelle jolie petite main à
voir sur le poitrail d’un cheval !) ; et son châle
qui ne voulait pas se tenir droit ! j’étais obligé
de l’arranger de temps en temps, et je crois que Jip lui-même
commençait à s’apercevoir de ce qui se passait,
et à comprendre qu’il fallait prendre son parti de faire
sa paix avec moi.
Cette pénétrante miss
Mills, cette charmante recluse qui avait usé l’existence,
ce petit patriarche de vingt ans à peine qui en avait fini
avec le monde, et qui n’aurait pas voulu, pour tout au monde,
réveiller les échos assoupis des cavernes de la
Mémoire, comme elle fut bonne pour moi !
« Monsieur Copperfield, me
dit-elle, venez de ce côté de la voiture pour un moment,
si vous avez un moment à me donner. J’ai besoin de vous
parler. »
Me voilà, sur mon joli
coursier gris, me penchant pour écouter miss Mills, la main
sur la portière.
« Dora va venir me voir.
Elle revient avec moi chez mon père après-demain. S’il
vous convenait de venir chez nous, je suis sûre que papa serait
très heureux de vous recevoir. »
Que pouvais-je faire de mieux que
d’appeler tout bas des bénédictions sans nombre
sur la tête de miss Mills, et surtout de confier l’adresse
de miss Mills, au recoin le plus sûr de ma mémoire !
Que pouvais-je faire de mieux que de dire à miss Mills, avec
des paroles brûlantes et des regards reconnaissants, combien je
la remerciais de ses bons offices, et quel prix infini j’attachais
à son amitié !
Alors miss Mills me congédia
avec bénignité : « Retournez vers
Dora », et j’y retournai ; et Dora se pencha
hors de la voiture pour causer avec moi, et nous causâmes tout
le reste du chemin, et je fis serrer la roue de si près à
mon coursier gris qu’il eut la jambe droite tout écorchée,
même que son propriétaire me déclara le lendemain
que je lui devais soixante-cinq shillings, pour cette avarie, ce que
j’acquittai sans marchander, trouvant que je payais bien bon
marché une si grande joie. Pendant ce temps, miss Mills
regardait la lune en récitant tout bas des vers, et en se
rappelant, je suppose, le temps éloigné où la
terre et elle n’avaient pas encore fait un divorce complet.
Norwood était beaucoup trop
près, et nous y arrivâmes beaucoup trop tôt.
M. Spenlow reprit ses sens, un moment avant d’atteindre sa
maison et me dit : « Vous allez entrer pour vous
reposer, Copperfield. » J’y consentis et on apporta
des sandwiches, du vin et de l’eau. Dans cette chambre
éclairée, Dora me paraissait si charmante en
rougissant, que je ne pouvais m’arracher à sa présence,
et que je restais là à la regarder fixement comme dans
un rêve, quand les ronflements de M. Spenlow vinrent
m’apprendre qu’il était temps de tirer ma
révérence. Je partis donc, et tout le long du chemin je
sentais encore la petite main de Dora posée sur la mienne ;
je me rappelais mille et mille fois chaque incident et chaque mot,
puis je me trouvai enfin dans mon lit, aussi enivré de joie
que le plus fou des jeunes écervelés à qui
l’amour ait jamais tourné la tête.
En me réveillant, le lendemain
matin, j’étais décidé à déclarer
ma passion à Dora, pour connaître mon sort. Mon bonheur
ou mon malheur, voilà maintenant toute la question. Je n’en
connaissais plus d’autre au monde, et Dora seule pouvait y
répondre. Je passai trois jours à me désespérer,
à me mettre à la torture, inventant les explications
les moins encourageantes qu’on pouvait donner à tout ce
qui s’était passé entre Dora et moi. Enfin, paré
à grands frais pour la circonstance, je partis pour me rendre
chez miss Mills, avec une déclaration sur les lèvres.
Il est inutile de dire maintenant
combien de fois je montai la rue pour la redescendre ensuite, combien
de fois je fis le tour de la place, en sentant très vivement
que j’étais bien mieux que la lune le mot de la vieille
énigme, avant de me décider à gravir les marches
de la maison, et à frapper à la porte. Quand j’eus
enfin frappé, en attendant qu’on m’ouvrît,
j’eus un moment l’idée de demander, si ce n’était
pas là que demeurait M. Blackboy (par imitation de ce
pauvre Barkis), de faire mes excuses et de m’enfuir. Cependant
je ne lâchai pas pied.
M. Mills n’était
pas chez lui. Je m’y attendais. Qu’est-ce qu’on
avait besoin de lui ? Miss Mills était chez elle, il ne
m’en fallait pas davantage.
On me fit entrer dans une pièce
au premier, où je trouvai miss Mills et Dora ; Jip y
était aussi. Miss Mills copiait de la musique (je me souviens
que c’était une romance nouvelle intitulée :
le De profundis de l’amour), et Dora peignait des
fleurs. Jugez de mes sentiments quand je reconnus mes fleurs, le
bouquet du marché de Covent-Garden ! Je ne puis pas dire
que la ressemblance fût frappante, ni que j’eusse jamais
vu des fleurs de cette nature. Mais je reconnus l’intention de
la composition, au papier qui enveloppait le bouquet et qui était,
lui, très exactement copié.
Miss Mills fut ravie de me voir ;
elle regrettait infiniment que son papa fut sorti, quoiqu’il me
semblât que nous supportions tous son absence avec magnanimité.
Miss Mills soutint la conversation pendant un moment, puis passant sa
plume sur le De profundis de l’amour, elle se leva et
quitta la chambre.
Je commençais à croire
que je remettrais la chose au lendemain.
« J’espère
que votre pauvre cheval n’était pas trop fatigué
quand vous êtes rentré l’autre soir, me dit Dora
en levant ses beaux yeux, c’était une longue course pour
lui. »
Je commençais à croire
que ce serait pour le soir même.
« C’était une
longue course pour lui, sans doute, répondis-je, car le pauvre
animal n’avait rien pour le soutenir pendant le voyage.
– Est-ce qu’on ne
lui avait pas donné à manger ? pauvre bête ! »
demanda Dora.
Je commençais à croire
que je remettrais la chose au lendemain.
« Pardon, pardon, on avait
pris soin de lui. Je veux dire qu’il ne jouissait pas autant
que moi de l’ineffable bonheur d’être près
de vous. »
Dora baissa la tête sur son
dossier, et dit au bout d’un moment (j’étais resté
assis tout ce temps-là dans un état de fièvre
brûlante, je sentais que mes jambes étaient roides comme
des bâtons) :
« Vous n’aviez pas
l’air de sentir ce bonheur bien vivement pendant une partie de
la journée. »
Je vis que le sort en était
jeté, et qu’il fallait en finir sur l’heure même.
« Vous n’aviez pas
l’air de tenir le moins du monde à ce bonheur, dit Dora
avec un petit mouvement de sourcils et en secouant la tête,
pendant que vous étiez assis auprès de miss Kitt. »
Je dois remarquer que miss Kitt était
la jeune personne en rose, aux petits yeux.
« Du reste, je ne sais pas
pourquoi vous y auriez tenu, dit Dora, ou pourquoi vous dites que
c’était un bonheur. Mais vous ne pensez probablement pas
tout ce que vous dites.
1 comment