Que puis-je dire de plus ?

Pendant mes fréquentes absences du logis, Traddles y était venu deux ou trois fois. Il avait trouvé Peggotty : elle n’avait pas manqué de lui apprendre (comme à tous ceux qui voulaient bien l’écouter) qu’elle était mon ancienne bonne, et il avait eu la bonté de rester un moment pour parler de moi avec elle. Du moins, c’est ce que m’avait dit Peggotty. Mais je crains bien que la conversation n’eût été tout entière de son côté et d’une longueur démesurée, car il était très difficile d’arrêter cette brave femme, que Dieu bénisse ! quand elle était une fois lancée sur mon sujet.

Ceci me rappelle non seulement que j’étais à attendre Traddles un certain jour fixé par lui, mais aussi que mistress Crupp avait renoncé à toutes les particularités dépendantes de son office (le salaire excepté), jusqu’à ce que Peggotty cessât de se présenter chez moi. Mistress Crupp, après s’être permis plusieurs conversations sur le compte de Peggotty, à haute et intelligible voix, au bas des marches de l’escalier, avec quelque esprit familier qui lui apparaissait sans doute (car à l’œil nu, elle était parfaitement seule dans ces moments de monologue), prit le parti de m’adresser une lettre, dans laquelle elle me développait là-dessus ses idées. Elle commençait par une déclaration d’une application universelle, et qui se répétait dans tous les événements de sa vie, à savoir qu’elle aussi elle était mère : puis elle en venait à me dire qu’elle avait vu de meilleurs jours, mais qu’à toutes les époques de son existence, elle avait eu une antipathie instinctive pour les espions, les indiscrets et les rapporteurs. Elle ne citait pas de noms, disait-elle, c’était à moi à voir à qui s’adressaient ces titres, mais elle avait toujours conçu le plus profond mépris pour les espions, les indiscrets et les rapporteurs, particulièrement quand ces défauts se trouvaient chez une personne qui portait le deuil de veuve (ceci était souligné). S’il convenait à un monsieur d’être victime d’espions, d’indiscrets et de rapporteurs (toujours sans citer de noms), il en était bien le maître. Il avait le droit de faire ce qui lui convenait mais elle, mistress Crupp, tout ce qu’elle demandait, c’était de ne pas être mise en contact avec de semblables personnes. C’est pourquoi elle désirait être dispensée de tout service pour l’appartement du second, jusqu’à ce que les choses eussent repris leur ancien cours, ce qui était fort à souhaiter. Elle ajoutait qu’on trouverait son petit livre tous les samedis matins sur la table du déjeuner, et qu’elle en demandait le règlement immédiat, dans le but charitable d’épargner de l’embarras et des difficultés à toutes les parties intéressées.

Après cela, mistress Crupp se borna à dresser des embûches sur l’escalier, particulièrement avec des cruches, pour essayer si Peggotty ne voudrait pas bien s’y casser le cou. Je trouvais cet état de siège un peu fatigant, mais j’avais trop grand-peur de mistress Crupp pour trouver moyen de sortir de là.

« Mon cher Copperfield, s’écria Traddles en apparaissant ponctuellement à ma porte en dépit de tous ces obstacles, comment vous portez-vous ?

– Mon cher Traddles, lui dis-je, je suis ravi de vous voir enfin, et je suis bien fâché de n’avoir pas été chez moi les autres fois ; mais j’ai été si occupé...

– Oui ; oui, je sais, dit Traddles, c’est tout naturel. La vôtre demeure à Londres, je pense ?

– De qui parlez-vous ?

– Elle... pardonnez-moi... miss D... vous savez bien, dit Traddles en rougissant par excès de délicatesse, elle demeure à Londres, n’est-ce pas ?

– Oh ! oui, près de Londres.

– La mienne... vous vous souvenez peut-être, dit Traddles d’un air grave, demeure en Devonshire... ils sont dix enfants..., aussi je ne suis pas si occupé que vous sous ce rapport.

– Je me demande, répondis-je, comment vous pouvez supporter de la voir si rarement.

– Ah ! dit Traddles d’un air pensif, je me le demande aussi. Je suppose, Copperfield, que c’est parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement !

– Je devine bien que c’est là la raison, répliquai-je en souriant et en rougissant un peu, mais cela vient aussi de ce que vous avez beaucoup de courage et de patience, Traddles.

– Croyez-vous ? dit Traddles en ayant l’air de réfléchir. Est-ce que je vous fais cet effet-là, Copperfield ? Je ne croyais pas. Mais c’est une si excellente fille qu’il est bien possible qu’elle m’ait communiqué quelque chose de ces vertus qu’elle possède. Maintenant que vous me le faites remarquer, Copperfield, cela ne m’étonnerait pas du tout. Je vous assure qu’elle passe sa vie à s’oublier elle-même pour penser aux neuf autres.

– Est-elle l’aînée ? demandai-je.

– Oh ! non, certes, dit Traddles, l’aînée est une beauté. »

Je suppose qu’il s’aperçut que je ne pouvais m’empêcher de sourire de la stupidité de sa réponse, et il reprit de son air naïf en souriant aussi :

« Cela ne veut pas dire, bien entendu, que ma Sophie... C’est un joli nom, n’est-ce pas, Copperfield ?

– Très joli, dis-je.

– Cela ne veut pas dire que ma Sophie ne soit pas charmante aussi à mes yeux, et qu’elle ne fît pas à tout le monde l’effet d’être une des meilleures filles qu’on puisse voir ; mais quand je dis que l’aînée est une beauté, je veux dire qu’elle est vraiment... Il fit le geste d’amasser des nuages autour de lui de ses deux mains..., magnifique, je vous assure, dit Traddles avec énergie.

– Vraiment ?

– Oh ! je vous assure, dit Traddles, tout à fait hors ligne. Et, voyez-vous, comme elle est faite pour briller dans le monde et pour s’y faire admirer, quoiqu’elle n’en ait guère l’occasion à cause de leur peu de fortune, elle est quelquefois un peu irritable, un peu exigeante. Heureusement que Sophie la met de bonne humeur !

– Sophie est-elle la plus jeune ? demandai-je.

– Oh ! non certes, dit Traddles en se caressant le menton. Les deux plus jeunes ont neuf et dix ans. Sophie les élève.

– Est-elle la cadette, par hasard ? me hasardai-je à demander.

– Non, dit Traddles, Sarah est la seconde ; Sarah a quelque chose à l’épine dorsale ; pauvre fille ! les médecins disent que cela se passera, mais, en attendant, il faut qu’elle reste étendue pendant un an sur le dos. Sophie la soigne, Sophie est la quatrième.

– La mère vit-elle encore ? demandai-je.

– Oh ! oui, dit Traddles, elle est de ce monde. C’est vraiment une femme supérieure, mais l’humidité du pays ne lui convient pas, et... le fait est qu’elle a perdu l’usage de ses membres.

– Quel malheur !

– C’est bien triste, n’est-ce pas ? repartit Traddles. Mais au point de vue des affaires du ménage, c’est moins incommode qu’on ne pourrait croire, parce que Sophie prend sa place.