Bonne rencontre, monsieur, bonne rencontre !
– Oui, certainement, mon
vieil ami, lui dis-je.
– J’avais eu l’idée
de vous aller trouver ce soir, monsieur, dit-il ; mais sachant
que votre tante vivait avec vous, car j’ai été de
ce côté-là, sur la route de Yarmouth, j’ai
craint qu’il ne fût trop tard. Je comptais vous voir
demain matin, monsieur, avant de repartir. Oui, monsieur,
répétait-il, en secouant patiemment la tête, je
repars demain.
– Et où
allez-vous ? lui demandai-je.
– Ah ! répliqua-t-il
en faisant tomber la neige qui couvrait ses longs cheveux, je m’en
vais faire encore un voyage. »
Dans ce temps-là il y avait
une allée qui conduisait de l’église Saint-Martin
à la cour de la Croix-d’Or, cette auberge qui était
si étroitement liée dans mon esprit au malheur de mon
pauvre ami. Je lui montrai la grille ; je pris son bras et nous
entrâmes. Deux ou trois des salles de l’auberge donnaient
sur la cour ; nous vîmes du feu dans l’une de ces
pièces, et je l’y menai.
Quand on nous eut apporté de
la lumière, je remarquai que ses cheveux étaient longs
et en désordre. Son visage était brûlé par
le soleil. Les rides de son front étaient plus profondes,
comme s’il avait péniblement erré sous les
climats les plus divers ; mais il avait toujours l’air
très robuste, et si décidé à accomplir
son dessein qu’il comptait pour rien la fatigue. Il secoua la
neige de ses vêtements et de son chapeau, s’essuya le
visage qui en était couvert, puis s’asseyant en face de
moi près d’une table, le dos tourné à la
porte d’entrée, il me tendit sa main ridée et
serra cordialement la mienne.
« Je vais vous dire,
maître Davy, où j’ai été, et ce que
j’ai appris. J’ai été loin, et je n’ai
pas appris grand-chose, mais je vais vous le dire ! »
Je sonnai pour demander à
boire. Il ne voulut rien prendre que de l’ale, et, tandis qu’on
la faisait chauffer, il paraissait réfléchir. Il y
avait dans toute sa personne une gravité profonde et imposante
que je n’osais pas troubler.
« Quand elle était
enfant, me dit-il en relevant la tête lorsque nous fûmes
seuls, elle me parlait souvent de la mer ; du pays où la
mer était couleur d’azur, et où elle étincelait
au soleil. Je pensais, dans ce temps-là, que c’était
parce que son père était noyé, qu’elle y
songeait tant. Peut-être croyait-elle ou espérait-elle,
me disais-je, qu’il avait été entraîné
vers ces rives, où les fleurs sont toujours épanouies,
et le soleil toujours brillant.
– Je crois bien que
c’était plutôt une fantaisie d’enfant,
répondis-je.
– Quand elle a été...
perdue, dit M. Peggotty, j’étais sûr qu’il
l’emmènerait dans ces pays-là. Je me doutais
qu’il lui en aurait conté merveille pour se faire
écouter d’elle, surtout en lui disant qu’il en
ferait une dame par là-bas. Quand nous sommes allés
voir sa mère, j’ai bien vu tout de suite que j’avais
raison. J’ai donc été en France, et j’ai
débarqué là comme si je tombais des nues. »
En ce moment, je vis la porte
s’entrouvrir, et la neige tomber dans la chambre. La porte
s’ouvrit un peu plus ; il y avait une main qui la tenait
doucement entrouverte.
« Là, reprit
M. Peggotty, j’ai trouvé un monsieur, un Anglais
qui avait de l’autorité, et je lui ai dit que j’allais
chercher ma nièce. Il m’a procuré les papiers
dont j’avais besoin pour circuler, je ne sais pas bien comment
on les appelle : il voulait même me donner de l’argent,
mais heureusement je n’en avais pas besoin. Je le remerciai de
tout mon cœur pour son obligeance. « J’ai déjà
écrit des lettres pour vous recommander à votre
arrivée, me dit-il, et je parlerai de vous à des
personnes qui prennent le même chemin. Cela fait que, quand
vous voyagerez tout seul, loin d’ici, vous vous trouverez en
pays de connaissance. » Je lui exprimai de mon mieux ma
gratitude, et je me remis en route à travers la France.
– Tout seul, et à
pied ? lui dis-je.
– En grande partie à
pied, répondit-il, et quelquefois dans des charrettes qui se
rendaient au marché, quelquefois dans des voitures qui s’en
retournaient à vide. Je faisais bien des milles à pied
dans une journée, souvent avec des soldats ou d’autres
pauvres diables qui allaient revoir leurs amis. Nous ne pouvions pas
nous parler ; mais, c’est égal, nous nous tenions
toujours compagnie tout le long de la route, dans la poussière
du chemin. »
Comment, en effet, cette voix si
bonne et si affectueuse ne lui aurait-elle pas fait trouver des amis
partout ?
– Quand j’arrivais
dans une ville, continua-t-il, je me rendais à l’auberge,
et j’attendais dans la cour qu’il passât quelqu’un
qui sût l’anglais (ce n’était pas rare).
Alors je leur racontais que je voyageais pour chercher ma nièce,
et je me faisais dire quelle espèce de voyageurs il y avait
dans la maison puis j’attendais pour voir si elle ne serait pas
parmi ceux qui entraient ou qui sortaient. Quand je voyais qu’Émilie
n’y était pas, je repartais. Petit à petit, en
arrivant dans de nouveaux villages, je m’apercevais qu’on
leur avait parlé de moi. Les paysans me priaient d’entrer
chez eux, ils me faisaient manger et boire, et me donnaient la
couchée. J’ai vu plus d’une femme, maître
David, qui avait une fille de l’âge d’Émilie,
venir m’attendre à la sortie du village, au pied de la
croix de notre Sauveur, pour me faire toute sorte d’amitiés.
Il y en avait dont les filles étaient mortes. Dieu seul sait
comme ces mères-là étaient bonnes pour moi. »
C’était Marthe qui était
à la porte. Je voyais distinctement à présent
son visage hagard, avide de nous entendre. Tout ce que je craignais,
c’était qu’il ne tournât la tête, et
qu’il ne l’aperçût.
« Et bien souvent, dit
M. Peggotty, elles mettaient leurs enfants, surtout leurs
petites filles, sur mes genoux ; et bien souvent vous auriez pu
me voir assis devant leurs portes, le soir, presque comme si
c’étaient les enfants de mon Émilie.
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