Ma tante, avec laquelle elle s’était peu à
peu familiarisée, l’appelait sa petite fleur ; et
miss Savinia passait son temps à la soigner, à refaire
ses boucles, à lui préparer de jolies toilettes :
on la traitait comme un enfant gâté. Ce que miss Savinia
faisait, sa sœur naturellement le faisait aussi de son côté.
Cela me paraissait singulier ; mais tout le monde avait, jusqu’à
un certain point, l’air de traiter Dora, à peu près
comme Dora traitait Jip.
Je me décidai à lui en
parler, et un jour que nous étions seuls ensemble (car miss
Savinia nous avait, au bout de peu de temps, permis de sortir seuls),
je lui dis que je voudrais bien qu’elle pût leur
persuader de la traiter autrement.
« Parce que, voyez-vous,
ma chérie ! vous n’êtes pas un enfant.
– Allons ! dit Dora ;
est-ce que vous allez devenir grognon, à présent ?
– Grognon ? mon
amour !
– Je trouve qu’ils
sont tous très bons pour moi, dit Dora, et je suis très
heureuse.
– À la bonne
heure ; mais, ma chère petite, vous n’en sériez
pas moins heureuse, quand on vous traiterait en personne
raisonnable. »
Dora me lança un regard de
reproche. Quel charmant petit regard ! et elle se mit à
sangloter, en disant que, « puisque je ne l’aimais
pas, elle ne savait pas pourquoi j’avais tant désiré
d’être son fiancé ? et que, puisque je ne
pouvais pas la souffrir, je ferais mieux de m’en aller. »
Que pouvais-je faire, que d’embrasser
ces beaux yeux pleins de larmes, et de lui répéter que
je l’adorais ?
« Et moi qui vous aime
tant, dit Dora ; vous ne devriez pas être si cruel pour
moi, David !
– Cruel ? mon amour !
comme si je pouvais être cruel pour vous !
– Alors ne me grondez pas,
dit Dora avec cette petite moue qui faisait de sa bouche un bouton de
rose, et je serai très sage. »
Je fus ravi un instant après
de l’entendre me demander d’elle-même, si je
voulais lui donner le livre de cuisine dont je lui avais parlé
une fois, et lui montrer à tenir des comptes comme je le lui
avais promis. À la visite suivante, je lui apportai le volume,
bien relié, pour qu’il eût l’air moins sec
et plus engageant ; et tout en nous promenant dans les champs,
je lui montrai un vieux livre de comptes à ma tante, et je lui
donnai un petit carnet, un joli porte-crayon et une boîte de
mine de plomb pour qu’elle pût s’exercer au ménage.
Mais le livre de cuisine fit mal à
la tête à Dora, et les chiffres la firent pleurer. Ils
ne voulaient pas s’additionner, disait-elle ; aussi se
mit-elle à les effacer tous, et à dessiner à la
place sur son carnet des petits bouquets, ou bien le portrait de Jip
et le mien.
J’essayai ensuite de lui donner
verbalement quelques conseils sur les affaires du ménage, dans
nos promenades du samedi. Quelquefois, par exemple, quand nous
passions devant la boutique d’un boucher, je lui disais :
« Voyons, ma petite, si
nous étions mariés, et que vous eussiez à
acheter une épaule de mouton pour notre dîner,
sauriez-vous l’acheter ? »
Le joli petit visage de Dora
s’allongeait, et elle avançait ses lèvres, comme
si elle voulait fermer les miennes par un de ses baisers.
« Sauriez-vous l’acheter,
ma petite ? » répétais-je alors d’un
air inflexible.
Dora réfléchissait un
moment, puis elle répondait d’un air de triomphe :
« Mais le boucher saurait
bien me la vendre ; est-ce que ça ne suffit pas ?
Oh ! David que vous êtes niais ! »
Une autre fois, je demandai à
Dora, en regardant le livre de cuisine, ce qu’elle ferait si
nous étions mariés, et que je lui demandasse de me
faire manger une bonne étuvée à l’irlandaise.
Elle me répondit qu’elle dirait à sa cuisinière :
« Faites-moi une étuvée. » Puis
elle battit des mains en riant si gaiement qu’elle me parut
plus charmante que jamais.
En conséquence, le livre de
cuisine ne servit guère qu’à mettre dans le coin,
pour faire tenir dessus tout droit maître Jip. Mais Dora fut
tellement contente le jour où elle parvint à l’y
faire rester, avec le porte crayon entre les dents, que je ne
regrettai pas de l’avoir acheté.
Nous en revînmes à la
guitare, aux bouquets de fleurs, aux chansons sur le plaisir de
danser toujours, tra la la ! et toute la semaine se passait en
réjouissances. De temps en temps j’aurais voulu pouvoir
insinuer à miss Savinia qu’elle traitait un peu trop ma
chère Dora comme un jouet, et puis je finissais par m’avouer
quelquefois, que moi aussi je cédais à l’entraînement
général, et que je la traitais comme un jouet aussi
bien que les autres ; quelquefois, mais pas souvent.
XII
Une noirceur
Je sais qu’il ne m’appartient
pas de raconter, bien que ce manuscrit ne soit destiné qu’à
moi seul, avec quelle ardeur je m’appliquai à faire des
progrès dans tous les menus détails de cette
malheureuse sténographie, pour répondre à
l’attente de Dora et à la confiance de ses tantes.
J’ajouterai seulement, à ce que j’ai dit déjà
de ma persévérance à cette époque et de
la patiente énergie qui commençait alors à
devenir le fond de mon caractère, que c’est à ces
qualités surtout que j’ai dû plus tard le bonheur
de réussir. J’ai eu beaucoup de bonheur dans les
affaires de cette vie ; bien des gens ont travaillé plus
que moi, sans avoir autant de succès ; mais je n’aurais
jamais pu faire ce que j’ai fait sans les habitudes de
ponctualité, d’ordre et de diligence que je commençai
à contracter, et surtout sans la faculté que j’acquis
alors de concentrer toutes mes attentions sur un seul objet à
la fois, sans m’inquiéter de celui qui allait lui
succéder peut-être à l’instant même.
Dieu sait que je n’écris pas cela pour me vanter !
Il faudrait être véritablement un saint pour n’avoir
pas à regretter, en repassant toute sa vie comme je le fais
ici, page par page, bien des talents négligés, bien des
occasions favorables perdues, bien des erreurs et bien des fautes. Il
est probable que j’ai mal usé, comme un autre, de tous
les dons que j’avais reçus. Ce que je veux dire
simplement, c’est que, depuis ce temps-là, tout ce que
j’ai eu à faire dans ce monde, j’ai essayé
de le bien faire ; que je me suis dévoué
entièrement à ce que j’ai entrepris, et que dans
les petites comme dans les grandes choses, j’ai toujours
sérieusement marché à mon but. Je ne crois pas
qu’il soit possible, même à ceux qui ont de
grandes familles, de réussir s’ils n’unissent pas
à leur talent naturel des qualités simples, solides,
laborieuses, et surtout une légitime confiance dans le
succès : il n’y a rien de tel en ce monde que de
vouloir. Des talents rares, ou des occasions favorables, forment pour
ainsi dire les deux montants de l’échelle où il
faut grimper, mais, avant tout, que les barreaux soient d’un
bois dur et résistant ; rien ne saurait remplacer, pour
réussir, une volonté sérieuse et sincère.
Au lieu de toucher à quelque chose du bout du doigt, je m’y
donnais corps et âme, et, quelle que fût mon œuvre,
je n’ai jamais affecté de la déprécier.
Voilà des règles dont je me suis trouvé bien.
Je ne veux pas répéter
ici combien je dois à Agnès de reconnaissance dans la
pratique de ces préceptes. Mon récit m’entraîne
vers elle comme ma reconnaissance et mon amour.
Elle vint faire chez le docteur une
visite de quinze jours. M. Wickfield était un vieil ami
de cet excellent homme qui désirait le voir pour tâcher
de lui faire du bien. Agnès lui avait parlé de son père
à sa dernière visite à Londres, et ce voyage
était le résultat de leur conversation. Elle accompagna
M. Wickfield. Je ne fus pas surpris d’apprendre qu’elle
avait promis à mistress Heep de lui trouver un logement dans
le voisinage ; ses rhumatismes exigeaient, disait-elle, un
changement d’air, et elle serait charmée de se trouver
en si bonne compagnie. Je ne fus pas surpris non plus de voir le
lendemain Uriah arriver, comme un bon fils qu’il était,
pour installer sa respectable mère.
« Voyez-vous, maître
Copperfield, dit-il en m’imposant sa société
tandis que je me promenais dans le jardin du docteur, quand on aime,
on est jaloux, ou tout au moins on désire pouvoir veiller sur
l’objet aimé.
– De qui donc êtes-vous
jaloux, maintenant ? lui dis-je.
– Grâce à
vous, maître Copperfield, reprit-il, de personne en particulier
pour le moment, pas d’un homme, au moins !
– Seriez-vous par hasard
jaloux d’une femme ? »
Il me lança un regard de côté
avec ses sinistres yeux rouges et se mit à rire.
« Réellement,
maître Copperfield, dit-il... je devrais dire monsieur
Copperfield, mais vous me pardonnerez cette habitude invétérée ;
vous êtes si adroit, vrai, vous me débouchez comme avec
un tire-bouchon ! Eh bien ! je n’hésite pas à
vous le dire, et il posa sur moi sa main gluante et poissée,
je n’ai jamais été l’enfant chéri
des dames, je n’ai jamais beaucoup plu à mistress
Strong. »
Ses yeux devenaient verts, tandis
qu’il me regardait avec une ruse infernale.
« Que voulez-vous dire ?
lui demandai-je.
– Mais bien que je sois
procureur, maître Copperfield, reprit-il avec un petit rire
sec, je veux dire, pour le moment, exactement ce que je dis.
– Et que veut dire votre
regard ? continuai-je avec calme.
– Mon regard ? Mais
Copperfield, vous devenez bien exigeant. Que veut dire mon regard ?
– Oui, dis-je, votre
regard ? »
Il parut enchanté, et rit
d’aussi bon cœur qu’il savait rire. Après
s’être gratté le menton, il reprit lentement et
les yeux baissés :
« Quand je n’étais
qu’un humble commis, elle m’a toujours méprisé.
Elle voulait toujours attirer mon Agnès chez elle, et elle
avait bien de l’amitié pour vous, maître
Copperfield. Mais moi, j’étais trop au-dessous d’elle
pour qu’elle me remarquât.
– Eh bien ! dis-je,
quand cela serait ?
– Et au-dessous de lui
aussi, poursuivit Uriah très distinctement et d’un ton
de réflexion, tout en continuant à se gratter le
menton.
– Vous devriez connaître
assez le docteur, dis-je, pour savoir qu’avec son esprit
distrait il ne songeait pas à vous quand vous n’étiez
pas sous ses yeux. »
Il me regarda de nouveau de côté,
allongea son maigre visage pour pouvoir se gratter plus commodément,
et me répondit :
« Oh ! je ne parle
pas du docteur ; oh ! certes non ; pauvre homme !
Je parle de M. Maldon. »
Mon cœur se serra ; tous
mes doutes, toutes mes appréhensions sur ce sujet, toute la
paix et tout le bonheur du docteur, tout ce mélange
d’innocence et d’imprudence dont je n’avais pu
pénétrer le mystère, tout cela, je vis en un
moment que c’était à la merci de ce misérable
grimacier.
« Jamais il n’entrait
dans le bureau sans me dire de m’en aller et me pousser dehors,
dit Uriah ; ne voilà-t-il pas un beau monsieur ! Moi
j’étais doux et humble comme je le suis toujours. Mais,
c’est égal, je n’aimais pas ça dans ce
temps-là, pas plus que je ne l’aime aujourd’hui. »
Il cessa de se gratter le menton et
se mit à sucer ses joues de manière qu’elles
devaient se toucher à l’intérieur, toujours en me
jetant le même regard oblique et faux.
« C’est ce que vous
appelez une jolie femme, continua-t-il quand sa figure eut repris peu
à peu sa forme naturelle ; et je comprends qu’elle
ne voie pas d’un très bon œil un homme comme moi.
Elle aurait bientôt, j’en suis sûr, donné à
mon Agnès le désir de viser plus haut ; mais si je
ne suis pas un godelureau à plaire aux dames, maître
Copperfield, cela n’empêche pas qu’on ait des yeux
pour voir. Nous autres, avec notre humilité, en général,
nous avons des yeux, et nous nous en servons ! »
J’essayai de prendre un air
libre et dégagé, mais je voyais bien, à sa
figure, que je ne lui donnais pas le change sur mes inquiétudes.
« Je ne veux pas me
laisser battre, Copperfield, continua-t-il tout en fronçant,
avec un air diabolique, l’endroit où auraient dû
se trouver ses sourcils roux, s’il avait eu des sourcils, et je
ferai ce que je pourrai pour mettre un terme à cette liaison.
Je ne l’approuve pas. Je ne crains pas de vous avouer que je ne
suis pas, de ma nature, un mari commode, et que je veux éloigner
les intrus. Je n’ai pas envie de m’exposer à ce
qu’on vienne comploter contre moi.
– C’est vous qui
complotez toujours, et vous vous figurez que tout le monde fait comme
vous, lui dis-je.
– C’est possible,
maître Copperfield, répondit-il ; mais j’ai
un but, comme disait toujours mon associé, et je ferai des
pieds et des mains pour y parvenir. J’ai beau être
humble, je ne veux pas me laisser faire. Je n’ai pas envie
qu’on vienne en mon chemin. Tenez, réellement, il faudra
que je leur fasse tourner les talons, maître Copperfield.
– Je ne vous comprends
pas, dis-je.
– Vraiment !
répondit-il avec un de ses soubresauts habituels.
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