Cela vint lentement, comme un nuage, quand il n’y a pas de vent. D’abord, elle sembla s’étonner de la tendre compassion avec laquelle le docteur lui parlait, et du désir qu’il lui exprimait qu’elle fit venir sa mère auprès d’elle, pour rompre un peu la monotonie de sa vie. Souvent, quand nous étions au travail et qu’elle était assise près de nous, je la voyais s’arrêter pour regarder son mari, avec une expression d’étonnement et d’inquiétude. Puis, je la voyais quelquefois se lever et sortir de la chambre, les yeux pleins de larmes. Peu à peu, une ombre de tristesse vint planer sur son beau visage, et cette tristesse augmentait chaque jour. Mistress Markleham était installée chez le docteur, mais elle parlait tant qu’elle n’avait le temps de rien voir.

À mesure qu’Annie changeait ainsi, elle qui jadis était comme un rayon de soleil dans la maison du docteur, le docteur devenait plus vieux d’apparence, et plus grave ; mais la douceur de son caractère, la tranquille bonté de ses manières, et sa bienveillante sollicitude pour elle, avaient encore augmenté, si c’était possible. Je le vis encore une fois, le matin de l’anniversaire de sa femme, s’approcher de la fenêtre où elle était assise pendant que nous travaillions (c’était jadis son habitude, mais maintenant elle ne prenait cette place que d’un air timide et incertain qui me fendait le cœur) ; il prit la tête d’Annie entre ses mains, l’embrassa, et s’éloigna rapidement, pour lui cacher son émotion. Je la vis rester immobile, comme une statue, à l’endroit où il l’avait laissée ; puis elle baissa la tête, joignit les mains, et se mit à pleurer avec angoisse.

Quelques jours après, il me sembla qu’elle désirait me parler, dans les moments où nous nous trouvions seuls, mais elle ne me dit jamais un mot. Le docteur inventait toujours quelque nouveau divertissement pour l’éloigner de chez elle, et sa mère qui aimait beaucoup à s’amuser, ou plutôt qui n’aimait que cela, s’y associait de grand cœur, et ne tarissait pas en éloges de son gendre. Quant à Annie, elle se laissait conduire où on voulait la mener, d’un air triste et abattu ; mais elle semblait ne prendre plaisir à rien.

Je ne savais que penser. Ma tante n’était pas plus habile, et je suis sûr que cette incertitude lui a fait faire plus de trente lieues dans sa chambre. Ce qu’il y avait de plus bizarre, c’est que la seule personne qui semblât apporter un peu de véritable soulagement au milieu de tout ce chagrin intérieur et mystérieux, c’était M. Dick.

Il m’aurait été tout à fait impossible, et peut-être à lui-même, d’expliquer ce qu’il pensait de tout cela, ou les observations qu’il avait pu faire. Mais, comme je l’ai déjà rapporté en racontant ma vie de pension, sa vénération pour le docteur était sans bornes ; et il y a, dans une véritable affection, même de la part de quelque pauvre petit animal, un instinct sublime et délicat, qui laisse bien loin derrière elle l’intelligence la plus élevée. M. Dick avait ce qu’on pourrait appeler l’esprit du cœur, et c’est avec cela qu’il entrevoyait quelque rayon de la vérité.

Il avait repris l’habitude, dans ses heures de loisir, d’arpenter le petit jardin avec le docteur, comme jadis il arpentait avec lui la grande allée du jardin de Canterbury. Mais les choses ne furent pas plutôt dans cet état, qu’il consacra toutes ses heures de loisir (qu’il allongeait exprès en se levant de meilleure heure) à ces excursions. Autrefois il n’était jamais aussi heureux que quand le docteur lui lisait son merveilleux ouvrage, le Dictionnaire ; maintenant il était positivement malheureux tant que le docteur n’avait pas tiré le Dictionnaire de sa poche pour reprendre sa lecture. Lorsque nous étions occupés, le docteur et moi, il avait pris l’habitude de se promener avec mistress Strong, de l’aider à soigner ses fleurs de prédilection ou à nettoyer ses plates-bandes. Ils ne se disaient pas, j’en suis sûr, plus de douze paroles par heure, mais son paisible intérêt et son affectueux regard trouvaient toujours un écho tout prêt dans leurs deux cœurs ; chacun d’eux savait que l’autre aimait M. Dick, et que lui, il les aimait aussi tous deux ; c’est comme cela qu’il devint ce que nul autre ne pouvait être..., un lien entre eux.

Quand je pense à lui et que je le vois, avec sa figure intelligente, mais impénétrable, marchant en long et en large à côté du docteur, ravi de tous les mots incompréhensibles du Dictionnaire, portant pour Annie d’immenses arrosoirs, ou bien, à quatre pattes avec des gants fabuleux, pour nettoyer avec une patience d’ange de petites plantes microscopiques ; faisant comprendre délicatement à mistress Strong, dans chacune de ses actions, le désir de lui être agréable, avec une sagesse que nul philosophe n’aurait su égaler ; faisant jaillir de chaque petit trou de son arrosoir, sa sympathie, sa fidélité et son affection ; quand je me dis que, dans ces moments-là, son âme, tout entière au muet chagrin de ses amis, ne s’égara plus dans ses anciennes folies, et qu’il n’introduisit pas une fois dans la jardin l’infortuné roi Charles ; qu’il ne broncha pas un moment dans sa bonne volonté reconnaissante ; que jamais il n’oublia qu’il y avait là quelque malentendu qu’il fallait réparer, je me sens presque confus d’avoir pu croire qu’il n’avait pas toujours son bon sens, surtout en songeant au bel usage que j’ai fait de ma raison, moi qui me flatte de ne pas l’avoir perdue.

« Personne que moi ne sait ce que vaut cet homme, Trot ! me disait fièrement ma tante, quand nous en causions. Dick se distinguera quelque jour ! »

Il faut qu’avant de finir ce chapitre je passe à un autre sujet. Tandis que le docteur avait encore ses hôtes chez lui, je remarquai que le facteur apportait tous les matins deux ou trois lettres à Uriah Heep, qui était resté à Highgate aussi longtemps que les autres, vu que c’était le moment des vacances, l’adresse était toujours de l’écriture officielle de M. Micawber, il avait adopté la ronde pour les affaires. J’avais conclu avec plaisir, de ces légers indices, que M. Micawber allait bien ; je fus donc très surpris de recevoir un jour la lettre suivante de son aimable femme :



« Canterbury, lundi soir.

« Vous serez certainement bien étonné, mon cher M. Copperfield, de recevoir cette lettre. Peut-être le serez-vous encore plus du contenu, et peut-être plus encore de la demande de secret absolu que je vous adresse. Mais, en ma double qualité d’épouse et de mère, j’ai besoin d’épancher mon cœur, et comme je ne veux pas consulter ma famille (déjà peu favorable à M. Micawber), je ne connais personne à qui je puisse m’adresser avec plus de confiance qu’à mon ami et ancien locataire.

« Vous savez peut-être, mon cher monsieur Copperfield, qu’il y a toujours eu une parfaite confiance entre moi et M. Micawber (que je n’abandonnerai jamais). Je ne dis pas que M. Micawber n’a pas parfois signé un billet sans me consulter, ou ne m’a pas induit en erreur sur l’époque de l’échéance. C’est possible, mais en général M. Micawber n’a rien eu de caché pour le giron de son affection (c’est sa femme dont je parle), il a toujours, à l’heure de notre repos, récapitulé devant elle les événements de sa journée.

« Vous pouvez vous représenter, mon cher monsieur Copperfield, toute l’amertume de mon cœur, quand je vous apprendrai que M. Micawber est entièrement changé. Il fait le réservé. Il fait le discret. Sa vie est un mystère pour la compagne de ses joies et de ses chagrins (c’est encore de sa femme que je parle), et je puis vous dire que je ne sais pas plus ce qu’il fait tout le jour dans son bureau, que je ne suis au courant de l’existence de cet homme miraculeux, dont on raconte aux petits enfants qu’il vivait de lécher les murs. Encore sait-on bien que ceci n’est qu’une fable populaire, tandis que ce que je vous raconte de M. Micawber n’est malheureusement que trop vrai.

« Mais ce n’est pas tout : M. Micawber est morose ; il est sévère ; il vit éloigné de notre fils aîné, de notre fille ; il ne parle plus avec orgueil de ses jumeaux ; il jette même un regard glacial sur l’innocent étranger qui est venu dernièrement s’ajouter à notre cercle de famille. Je n’obtiens de lui qu’avec la plus grande difficulté les ressources pécuniaires qui me sont indispensables pour subvenir à des dépenses bien réduites, je vous assure ; il me menace sans cesse d’aller se faire planteur (c’est son expression), et il refuse avec barbarie de me donner la moindre raison d’une conduite qui me navre.

« C’est bien dur à supporter ; mon cœur se brise. Si vous voulez me donner quelques avis, vous ajouterez une obligation de plus à toutes celles que je vous ai déjà. Vous connaissez mes faibles ressources : dites-moi comment je puis les employer dans une situation si équivoque. Mes enfants me chargent de mille tendresses ; le petit étranger qui a le bonheur, hélas ! d’ignorer encore toutes choses, vous sourit, et moi, mon cher M. Copperfield, je suis

« Votre amie bien affligée,

« Emma Micawber. »



Je ne me sentais pas le droit de donner à une femme aussi pleine d’expérience que mistress Micawber d’autre conseil que celui de chercher à regagner la confiance de M. Micawber à force de patience et de bonté (et j’étais bien sûr qu’elle n’y manquerait pas), mais cette lettre ne m’en donnait pas moins à penser.





XIII



Encore un regard en arrière



Permettez-moi, encore une fois, de m’arrêter sur un moment si mémorable de ma vie. Laissez-moi me ranger pour voir défiler devant moi dans une procession fantastique l’ombre de ce que je fus, escorté par les fantômes des jours qui ne sont plus.

Les semaines, les mois, les saisons s’écoulent.