Si je pouvais la poursuivre jusqu’au tombeau, je le ferais. S’il y avait à l’heure de sa mort un mot qui pût la consoler, et qu’il n’y eut que moi qui le sût, je mourrais plutôt que de le lui dire. »

Toute la véhémence de ces paroles ne peut donner qu’une idée très imparfaite de la passion qui la possédait tout entière et qui éclatait dans toute sa personne, quoiqu’elle eût baissé la voix au lieu de l’élever. Nulle description ne pourrait rendre le souvenir que j’ai conservé d’elle, dans cette ivresse de fureur. J’ai vu la colère sous bien des formes, je ne l’ai jamais vue sous celle-là.

Quand je rejoignis M. Peggotty, il descendait la colline lentement et d’un air pensif. Il me dit, dès que je l’eus atteint, qu’ayant maintenant le cœur net de ce qu’il avait voulu faire à Londres, il avait l’intention de partir le soir même pour ses voyages. Je lui demandai où il comptait aller ? Il me répondit seulement :

« Je vais chercher ma nièce, monsieur. »

Nous arrivâmes au petit logement au-dessus du magasin de chandelles, et là je trouvai l’occasion de répéter à Peggotty ce qu’il m’avait dit. Elle m’apprit à son tour qu’il lui avait tenu le même langage, le matin. Elle ne savait pas plus que moi où il allait, mais elle pensait qu’il avait quelque projet en tête.

Je ne voulus pas le quitter en pareille circonstance, et nous dînâmes tous les trois avec un pâté de filet de bœuf, l’un des plats merveilleux qui faisaient honneur au talent de Peggotty, et dont le parfum incomparable était encore relevé, je me le rappelle à merveille, par une odeur composée de thé, de café, de beurre, de lard, de fromage, de pain frais, de bois à brûler, de chandelles et de sauce aux champignons qui montait sans cesse de la boutique. Après le dîner, nous nous assîmes pendant une heure à peu près, à côté de la fenêtre, sans dire grand-chose ; puis M. Peggotty se leva, prit son sac de toile cirée et son gourdin, et les posa sur la table.

Il accepta, en avance de son legs, une petite somme que sa sœur lui remit sur l’argent comptant qu’elle avait entre les mains, à peine de quoi vivre un mois, à ce qu’il me semblait. Il promit de m’écrire s’il venait à savoir quelque chose, puis il passa la courroie de son sac sur son épaule, prit son chapeau et son bâton, et nous dit à tous les deux : « Au revoir ! »

« Que Dieu vous bénisse, ma chère vieille, dit-il en embrassant Peggotty, et vous aussi, monsieur David, ajouta-t-il en me donnant une poignée de main. Je vais la chercher par le monde. Si elle revenait pendant que je serai parti (mais, hélas ! ça n’est pas probable), ou si je la ramenais, mon intention serait d’aller vivre avec elle là où elle ne trouverait personne qui pût lui adresser un reproche ; s’il m’arrivait malheur, rappelez-vous que les dernières paroles que j’ai dites pour elles sont : « Je laisse à ma chère fille mon affection inébranlable, et je lui pardonne ! »

Il dit cela d’un ton solennel, la tête nue ; puis, remettant son chapeau, il descendit et s’éloigna. Nous le suivîmes jusqu’à la porte. La soirée était chaude, il faisait beaucoup de poussière, le soleil couchant jetait des flots de lumière sur la chaussée, et le bruit constant des pas s’était un moment assoupi dans la grande rue à laquelle aboutissait notre petite ruelle. Il tourna tout seul le coin de cette ruelle sombre, entra dans l’éclat du jour et disparut.

Rarement je voyais revenir cette heure de la soirée, rarement il m’arrivait de me réveiller la nuit et de regarder la lune ou les étoiles, ou de voir tomber la pluie et d’entendre siffler le vent, sans penser au pauvre pèlerin qui s’en allait tout seul par les chemins, et sans me rappeler ces mots :

« Je vais la chercher par le monde. S’il m’arrivait malheur, rappelez-vous que les dernières paroles que j’ai dites pour elle étaient : « Je laisse à ma chère fille mon affection inébranlable, et je lui pardonne. »





III



Bonheur



Durant tout ce temps-là, j’avais continué d’aimer Dora plus que jamais. Son souvenir me servait de refuge dans mes contrariétés et mes chagrins, il me consolait même de la perte de mon ami. Plus j’avais compassion de moi-même et plus j’avais pitié des autres, plus je cherchais des consolations dans l’image de Dora. Plus le monde me semblait rempli de déceptions et de peines, plus l’étoile de Dora s’élevait pure et brillante au-dessus du monde. Je ne crois pas que j’eusse une idée bien nette de la patrie où Dora avait vu le jour, ni de la place élevée qu’elle occupait par sa nature dans l’échelle des archanges et des séraphins ; mais je sais bien que j’aurais repoussé avec indignation et mépris la pensée qu’elle pût être simplement une créature humaine comme toutes les autres demoiselles.

Si je puis m’exprimer ainsi, j’étais absorbé dans Dora. Non seulement j’étais amoureux d’elle à en perdre la tête, mais c’était un amour qui pénétrait tout mon être. On aurait pu tirer de moi, ceci est une figure, assez d’amour pour y noyer un homme, et il en serait encore resté assez en moi et tout autour de moi pour inonder mon existence tout entière.

La première chose que je fis pour mon propre compte en revenant, fut d’aller pendant la nuit me promener à Norwood, où, selon les termes d’une respectable énigme qu’on me donnait à deviner dans mon enfance, « je fis le tour de la maison, sans jamais toucher la maison ». Je crois que cet incompréhensible logogriphe s’appliquait à la lune. Quoi qu’il en soit, moi, l’esclave lunatique de Dora, je tournai autour de la maison et du jardin pendant deux heures, regardant à travers des fentes dans les palissades, arrivant par des effets surhumains à passer le menton au-dessus des clous rouillés qui en garnissaient le sommet, envoyant des baisers aux lumières qui paraissaient aux fenêtres, faisant à la nuit des supplications romantiques pour qu’elle prit en main la défense de ma Dora... je ne sais pas trop contre quoi, contre le feu, je suppose ; peut-être contre les souris, dont elle avait grand-peur.

Mon amour me préoccupait tellement, et il me semblait si naturel de tout confier à Peggotty, lorsque je la retrouvai près de moi dans la soirée avec tous ses anciens instruments de couture, occupée à passer en revue ma garde-robe, qu’après de nombreuses circonlocutions, je lui communiquai mon grand secret. Peggotty y prit un vif intérêt ; mais je ne pouvais réussir à lui faire considérer la question du même point de vue que moi. Elle avait des préventions audacieuses en ma faveur, et ne pouvait comprendre d’où venaient mes doutes et mon abattement. « La jeune personne devait se trouver bien heureuse d’avoir un pareil adorateur, disait-elle, et quant à son papa, qu’est-ce que ce monsieur pouvait demander de plus, je vous prie ? »

Je remarquai pourtant que la robe de procureur et la cravate empesée de M. Spenlow imposaient un peu à Peggotty, et lui inspiraient quelque respect pour l’homme dans lequel je voyais tous les jours davantage une créature éthérée, et qui me semblait rayonner dans un reflet de lumière pendant qu’il siégeait à la Cour, au milieu de ses dossiers, comme un phare destiné à éclairer un océan de papiers. Je me souviens aussi que c’était une chose qui me passait, pendant que je siégeais parmi ces messieurs de la Cour, de penser que tous ces vieux juges et ces docteurs ne se soucieraient seulement pas de Dora s’ils la connaissaient, qu’ils ne deviendraient pas du tout fous de joie si on leur proposait d’épouser Dora : que Dora pourrait, en chantant, en jouant de cette guitare magique, me pousser jusqu’aux limites de la folie, sans détourner d’un pas de son chemin un seul de tous ces êtres glacés !

Je les méprisais tous sans exception. Tous ces vieux jardiniers gelés des plates-bandes du cœur m’inspiraient une répulsion personnelle. Le tribunal n’était pour moi qu’un bredouilleur insensé.