Je compris
à leur conversation qu’ils attendaient ce même soir une sœur aînée
de M. Murdstone qui venait demeurer avec eux. Je ne me
rappelle pas bien si c’est alors ou plus tard que j’appris, que,
sans être positivement dans le commerce, il avait une part annuelle
dans les bénéfices d’un négociant en vins de Londres, et que sa
sœur avait le même intérêt que lui dans cette maison qui était liée
avec sa famille depuis le temps de son arrière grand-père ; en
tout cas, j’en parle ici par occasion.
Après le dîner, nous étions assis au coin du
feu, et je méditais d’aller retrouver Peggotty, mais la crainte que
j’avais de mon nouveau maître m’ôtait la hardiesse de m’échapper,
lorsqu’on entendit une voiture s’arrêter à la grille du
jardin ; M. Murdstone sortit pour aller voir qui
c’était ; ma mère se leva aussi. Je la suivais timidement,
quand à la porte du salon elle s’arrêta, et profitant de
l’obscurité, elle me prit dans ses bras comme elle faisait jadis,
en me disant tout bas qu’il fallait aimer mon nouveau père et lui
obéir. Elle me parlait rapidement et en cachette comme si elle
faisait mal, mais très-tendrement, et elle me tint une main dans la
sienne jusqu’à ce que nous fûmes près de l’endroit du jardin où
était son mari, alors elle lâcha ma main et passa la sienne dans le
bras de M. Murdstone.
C’était miss Murdstone qui venait
d’arriver ; elle avait l’air sinistre, les cheveux noirs comme
son frère, auquel elle ressemblait beaucoup de figure et de
manières ; ses sourcils épais se croisaient presque sur son
grand nez, comme si elle eût reporté là les favoris que son sexe ne
lui permettait pas de garder à leur place naturelle. Elle était
suivie de deux caisses noires, dures et farouches comme elle ;
sur le couvercle on lisait ses initiales en clous de cuivre. Quand
elle voulut payer le cocher, elle tira son argent d’une bourse
d’acier, elle la renferma ensuite dans un sac qui avait plutôt
l’air d’une prison portative suspendue à son bras au moyen d’une
lourde chaîne, et qui claquait en se fermant comme une trappe. Je
n’avais jamais vu de dame aussi métallique que miss Murdstone.
On la fit entrer dans le salon avec une foule
de souhaits de bienvenue, et là elle salua solennellement ma mère
comme sa nouvelle et proche parente ; puis, levant les yeux
sur moi, elle dit :
« Est-ce votre fils, ma
belle-sœur ? »
Ma mère dit que oui.
« En général, dit miss Murdstone, je
n’aime pas les garçons. Comment vous portez-vous, petit
garçon ? »
Je répondis à ce discours obligeant que je me
portais très-bien et que j’espérais qu’il en était de même pour
elle, mais j’y mis si peu de grâce que miss Murdstone me jugea
immédiatement en deux mots :
« Mauvaises manières ! »
Après avoir prononcé cette sentence d’une voix
très-sèche, elle demanda à voir sa chambre, qui devint dès lors
pour moi un lieu de terreur et d’épouvante. Jamais on n’y vit les
deux malles noires s’ouvrir ni rester entr’ouvertes. Une ou deux
fois, en passant timidement ma tête à la porte entrebâillée, je
vis, en l’absence de miss Murdstone, une série de petits bijoux et
de chaînes d’acier pendus autour de la glace dans un appareil
formidable ; c’était, dans les jours de grande toilette, la
parure de miss Murdstone.
Je crus comprendre qu’elle venait s’installer
chez nous pour tout de bon, et qu’elle n’avait nulle intention de
jamais repartir. Le lendemain matin elle commença à aider ma mère
et elle passa toute la journée à mettre tout en ordre, sans
respecter en rien les anciens arrangements. Une des premières
choses remarquables que j’observai en miss Murdstone, c’est qu’elle
était constamment poursuivie par le soupçon que les domestiques
tenaient un homme caché quelque part dans la maison. Sous
l’influence de cette conviction, elle se plongeait dans la cave au
charbon aux heures les plus étranges, et il ne lui arrivait presque
jamais d’ouvrir la porte d’un petit recoin obscur sans la refermer
brusquement, dans la persuasion, sans doute, qu’elle le tenait.
Bien que miss Murdstone n’eût rien de
très-aérien, elle se levait aussitôt que les alouettes. Avant que
personne eût bougé dans la maison, elle était toujours, à ce que je
crois encore aujourd’hui, à la recherche de son homme. Peggotty
assurait qu’elle dormait un œil ouvert, mais je n’étais pas de son
avis, car, lorsqu’elle eut avancé cette opinion, je voulus en faire
sur moi l’expérience, et je la trouvai tout à fait
impraticable.
Le matin qui suivit son arrivée elle avait
sonné avant le premier chant du coq. Quand ma mère descendit pour
le déjeuner, miss Murdstone s’approcha d’elle, au moment où elle
allait faire le thé, posa une seconde sa joue contre la sienne,
c’était sa manière d’embrasser, et lui dit :
« Vous savez, ma chère Clara, que je suis
venue ici pour vous épargner toute espèce d’embarras. Vous êtes
beaucoup trop jolie et trop enfant (ma mère rougit et sourit, ce
rôle semblait ne pas lui trop déplaire) pour vous charger de
devoirs que je pourrai remplir à votre place. Ainsi, ma chère, si
vous voulez bien me donner vos clefs, à l’avenir je m’occuperai de
tout cela. »
À partir de ce jour, miss Murdstone garda les
clefs dans son sac d’acier durant la journée, sous son oreiller
pendant la nuit, et ma mère n’eut pas à s’en occuper plus que
moi.
Ma mère n’abandonna pourtant pas son autorité
à une autre sans essayer de protester. Un soir que miss Murdstone
développait à son frère certains plans intérieurs auxquels il
donnait son approbation, ma mère se mit tout d’un coup à pleurer en
disant qu’il lui semblait qu’au moins on aurait pu la
consulter.
« Clara ! dit sévèrement
M. Murdstone, Clara ! vous m’étonnez.
– Oh, vous pouvez bien dire que je vous
étonne, Édouard, s’écria ma mère, et répéter qu’il faut de la
fermeté, mais je suis bien sûre que cela ne vous plairait pas plus
qu’à moi. »
Ici je ferai remarquer que la fermeté était la
qualité dominante dont se piquaient M. et miss Murdstone. Je
ne sais pas quel nom j’eusse donné alors à cette fermeté, mais je
sentais très-clairement que c’était, sous un autre nom, une
véritable tyrannie, une humeur opiniâtre, arrogante et diabolique
qui leur était commune à tous deux. Leur doctrine, la voici.
M. Murdstone était ferme ; personne autour de lui ne
devait être aussi ferme que M. Murdstone ; personne
autour de lui ne devait être le moins du monde ferme, car tous
devaient plier devant lui. Miss Murdstone faisait exception. Il lui
était permis d’être ferme, mais seulement par alliance, et à un
degré inférieur et tributaire. Ma mère était une autre exception.
Il lui était permis d’être ferme ; cela lui était même
recommandé ; mais seulement à condition d’obéir à leur
fermeté, et de croire fermement qu’il n’y avait qu’eux sur la terre
qui eussent de la fermeté.
« Il est bien dur, disait ma mère, que
dans ma maison…
– Dans ma maison ? répéta
M. Murdstone. Clara !
– Dans notre maison, je veux dire,
balbutia ma mère, évidemment très-effrayée, j’espère que vous savez
ce que je veux dire, Édouard, il est bien dur que dans notre maison
je n’aie pas la permission de dire un mot sur les affaires du
ménage. Je m’en tirais certainement très-bien avant notre mariage.
Il y a des témoins, dit ma mère en sanglotant, demandez à Peggotty
si je ne m’en tirais pas très-bien quand on ne se mêlait pas de mes
affaires.
– Édouard, dit miss Murdstone, mettons fin à
tout ceci. Je pars demain.
– Jane Murdstone, dit son frère,
taisez-vous ! On croirait à vous entendre que vous ne me
connaissez pas ?
– Je puis bien dire, reprit ma pauvre mère,
qui perdait du terrain et qui pleurait à chaudes larmes, je puis
bien dire que je ne désire pas que personne s’en aille. Je serais
très-malheureuse et très-misérable si quelqu’un s’en allait. Je ne
demande pas grand’chose. Je ne suis pas déraisonnable.
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