Dans tous les cas, dix ans après on
reçut chez lui la nouvelle de sa mort. Personne n’a jamais su quel
effet cette nouvelle fit sur ma tante : immédiatement après
leur séparation, elle avait repris son nom de fille, et acheté dans
un hameau, bien loin, une petite maison au bord de la mer où elle
était allée s’établir. Elle passait là pour une vieille demoiselle
qui vivait seule, en compagnie de sa servante, sans voir âme qui
vive.
Mon père avait été, je crois, le favori de
miss Betsy, mais elle ne lui avait jamais pardonné son mariage,
sous prétexte que ma mère n’était « qu’une poupée de
cire. » Elle n’avait jamais vu ma mère, mais elle savait
qu’elle n’avait pas encore vingt ans. Mon père ne revit jamais miss
Betsy. Il avait le double de l’âge de ma mère quand il l’épousa, et
sa santé était loin d’être robuste. Il mourut un an après, six mois
avant ma naissance, comme je l’ai déjà dit.
Tel était l’état des choses dans la matinée de
ce mémorable et important vendredi (qu’il me soit permis de le
qualifier ainsi). Je ne puis donc pas me vanter d’avoir su alors
tout ce que je viens de raconter, ni d’avoir conservé aucun
souvenir personnel de ce qui va suivre.
Mal portante, profondément abattue, ma mère
s’était assise au coin du feu qu’elle contemplait à travers ses
larmes ; elle songeait avec tristesse à sa propre vie et à
celle du pauvre petit orphelin qui allait être accueilli à son
arrivée dans un monde peu charmé de le recevoir, par quelques
paquets d’épingles de mauvais augure prophétiques, déjà préparées
dans un tiroir de sa chambre ; ma mère, dis-je, était assise
devant son feu par une matinée claire et froide du mois de mars.
Triste et timide, elle se disait qu’elle succomberait probablement
à l’épreuve qui l’attendait, lorsqu’en levant les yeux pour essuyer
ses larmes, elle vit arriver par le jardin une femme qu’elle ne
connaissait pas.
Au second coup d’œil, ma mère eut un
pressentiment certain que c’était miss Betsy. Les rayons du soleil
couchant éclairaient à la porte du jardin toute la personne de
cette étrangère, elle marchait d’un pas trop ferme et d’un air trop
déterminé pour que ce pût être une autre que Betsy Trotwood.
En arrivant devant la maison, elle donna une
autre preuve de son identité. Mon père avait souvent fait entendre
à ma mère que sa tante ne se conduisait presque jamais comme le
reste des humains ; et voilà en effet qu’au lieu de sonner à
la porte, elle vint se planter devant la fenêtre, et appuya si fort
son nez contre la vitre qu’il en devint tout blanc et parfaitement
plat au même instant, à ce que m’a souvent raconté ma pauvre
mère.
Cette apparition porta un tel coup à ma mère
que c’est à miss Betsy, j’en suis convaincu, que je dois d’être né
un vendredi.
Ma mère se leva brusquement et alla se cacher
dans un coin derrière sa chaise. Miss Betsy après avoir lentement
parcouru toute la pièce du regard, en roulant les yeux comme le
font certaines têtes de Sarrasin dans les horloges flamandes,
aperçut enfin ma mère. Elle lui fit signe d’un air refrogné de
venir lui ouvrir la porte, comme quelqu’un qui a l’habitude du
commandement. Ma mère obéit.
« Mistress David Copperfield, je suppose,
dit miss Betsy en appuyant sur le dernier mot, sans doute pour
faire comprendre que sa supposition venait de ce qu’elle
voyait ma mère en grand deuil, et sur le point d’accoucher.
– Oui, répondit faiblement ma mère.
– Miss Trotwood, lui répliqua-t-on ; vous
avez entendu parler d’elle, je suppose ? »
Ma mère dit qu’elle avait eu ce plaisir. Mais
elle sentait que malgré elle, elle laissait assez voir que le
plaisir n’avait pas été immense.
« Eh bien ! maintenant vous la
voyez, » dit miss Betsy. Ma mère baissa la tête et la pria
d’entrer.
Elles s’acheminèrent vers la pièce que ma mère
venait de quitter ; depuis la mort de mon père, on n’avait pas
fait de feu dans le salon de l’autre côté du corridor ; elles
s’assirent, miss Betsy gardait le silence ; après de vains
efforts pour se contenir, ma mère fondit en larmes.
« Allons, allons ! dit miss Betsy
vivement, pas de tout cela ! venez ici. »
Ma mère ne pouvait que sangloter sans
répondre.
« Ôtez votre bonnet, enfant, dit miss
Betsy, il faut que je vous voie. »
Trop effrayée pour résister à cette étrange
requête, ma mère fit ce qu’on lui disait ; mais ses mains
tremblaient tellement qu’elle détacha ses longs cheveux en même
temps que son bonnet.
« Ah ! bon Dieu ! s’écria miss
Betsy, vous n’êtes qu’un enfant ! »
Ma mère avait certainement l’air très-jeune
pour son âge ; elle baissa la tête, pauvre femme ! comme
si c’était sa faute, et murmura, au milieu de ses larmes, qu’elle
avait peur d’être bien enfant pour être déjà veuve et mère. Il y
eut un moment de silence, pendant lequel ma mère s’imagina que miss
Betsy passait doucement la main sur ses cheveux ; elle leva
timidement les yeux : mais non, la tante était assise d’un air
rechigné devant le feu, sa robe relevée, les mains croisées sur ses
genoux, les pieds posés sur les chenets.
« Au nom du ciel, s’écria tout d’un coup
miss Betsy, pourquoi l’appeler rookery[1] ?
– Vous parlez de cette maison, madame ?
demanda ma mère.
– Oui, pourquoi l’appeler Rookery ? Vous
l’auriez appelé cookery[2], pour peu
que vous eussiez eu de bon sens, l’un ou l’autre.
– M. Copperfield aimait ce nom, répondit
ma mère. Quand il acheta cette maison, il se plaisait à penser
qu’il y avait des nids de corbeaux dans les alentours. »
Le vent du soir s’élevait, et les vieux ormes
du jardin s’agitaient avec tant de bruit, que ma mère et miss Betsy
jetèrent toutes deux les yeux de ce côté. Les grands arbres se
penchaient l’un vers l’autre, comme des géants qui vont se confier
un secret, et qui, après quelques secondes de confidence, se
relèvent brusquement, secouant au loin leurs bras énormes, comme si
ce qu’ils viennent d’entendre ne leur laissait aucun repos :
quelques vieux nids de corbeaux, à moitié détruits par les vents,
ballottaient sur les branches supérieures, comme un débris de
navire bondit sur une mer orageuse.
« Où sont les oiseaux ? demanda miss
Betsy.
– Les… ? » Ma mère pensait à toute
autre chose.
« Les corbeaux ?… où sont-ils
passés ? redemanda miss Betsy.
– Je n’en ai jamais vu ici, dit ma mère. Nous
croyions, M. Copperfield avait cru… qu’il y avait une belle
rookery, mais les nids étaient très-anciens et depuis
longtemps abandonnés.
– Voilà bien David Copperfield !
dit miss Betsy. C’est bien là lui, d’appeler sa maison la
rookery, quand il n’y a pas dans les environs un seul
corbeau, et de croire aux oiseaux parce qu’il voit des
nids !
– M. Copperfield est mort, repartit ma
mère, et si vous osez me dire du mal de lui… »
Ma pauvre mère eut un moment, je le soupçonne,
l’intention de se jeter sur ma tante pour l’étrangler. Même en
santé, ma mère n’aurait été qu’un triste champion dans un combat
corps à corps avec miss Betsy ; mais à peine avait-elle quitté
sa chaise qu’elle y renonça, et se rasseyant humblement, elle
s’évanouit.
Lorsqu’elle revint à elle, peut-être par les
soins de miss Betsy, ma mère vit sa tante debout devant la
fenêtre ; l’obscurité avait succédé au crépuscule, et la lueur
du feu les aidait seule à se distinguer l’une l’autre.
« Eh bien ! dit miss Betsy, en
revenant s’asseoir, comme si elle avait contemplé un instant le
paysage, eh bien, quand comptez-vous ?…
– Je suis toute tremblante, balbutia ma mère.
Je ne sais ce qui m’arrive. Je vais mourir, c’est sûr.
– Non, non, non, dit miss Betsy, prenez un peu
de thé.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu !
croyez-vous que cela me fasse un peu de bien ? répondit ma
mère d’un ton désolé.
– Bien certainement, dit miss Betsy. Pure
imagination ! Quel nom donnez-vous à votre fille ?
– Je ne sais pas encore si ce sera une fille,
madame, dit ma mère dans son innocence.
– Que le bon Dieu bénisse cette
enfant ! » s’écria miss Betsy en citant, sans s’en
douter, la seconde sentence inscrite en épingles sur la pelote,
dans la commode d’en haut, mais en l’appliquant à ma mère
elle-même, au lieu qu’elle s’appliquait à moi, « ce n’est pas
de cela que je parle. Je parle de votre servante.
– Peggotty ! dit ma mère.
– Peggotty ! répéta miss Betsy avec une
nuance d’indignation, voulez-vous me faire croire qu’une femme a
reçu, dans une église chrétienne, le nom de Peggotty ?
– C’est son nom de famille, reprit timidement
ma mère. M. Copperfield le lui donnait habituellement pour
éviter toute confusion, parce qu’elle portait le même nom de
baptême que moi.
– Ici, Peggotty ! s’écria miss Betsy en
ouvrant la porte de la salle à manger. Du thé. Votre maîtresse est
un peu souffrante. Et ne lambinons pas. »
Après avoir donné cet ordre avec autant
d’énergie que si elle avait exercé de toute éternité une autorité
incontestée dans la maison, miss Betsy alla s’assurer de la venue
de Peggotty qui arrivait stupéfaite, sa chandelle à la main, au son
de cette voix inconnue ; puis elle revint s’asseoir comme
auparavant, les pieds sur les chenets, sa robe retroussée, et ses
mains croisées sur ses genoux.
« Vous disiez que ce serait peut-être une
fille, dit miss Betsy. Cela ne fait pas un doute. J’ai un
pressentiment que ce sera une fille. Eh bien, mon enfant, à dater
du jour de sa naissance, cette fille…
– Ou ce garçon, se permit d’insinuer ma
mère.
– Je vous dis que j’ai un pressentiment que ce
sera une fille, répliqua miss Betsy. Ne me contredisez pas.
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