Évidemment, le coton ne bouchait pas assez hermétiquement
les oreilles de ma tante, car de temps à autre, quand le bruit des
voix ou des pas devenait plus fort dans la chambre de ma mère, miss
Betsy faisait sentir à sa malheureuse victime l’excès de son
agitation. Elle lui faisait arpenter la chambre en tous sens, le
secouant vivement par sa cravate (comme s’il avait pris trop de
laudanum), elle lui ébouriffait les cheveux, elle lui chiffonnait
son col de chemise, elle fourrait du coton dans les oreilles du
pauvre enfant, les confondant sans doute avec les siennes, enfin
elle lui faisait subir toute sorte de mauvais traitements. Ce récit
fut en partie confirmé par sa tante, qui le rencontra à minuit et
demi, un instant après sa délivrance ; elle affirmait qu’il
était aussi rouge que moi à ce même moment.
L’excellent M. Chillip ne pouvait en
vouloir longtemps à quelqu’un, surtout en un pareil moment. Il se
glissa dans la salle à manger dès qu’il eut une minute de libre et
dit à ma tante d’un ton affable :
« Eh bien, madame, je suis heureux de
pouvoir vous féliciter !
– De quoi ? » dit brusquement ma
tante.
M. Chillip se sentit de nouveau troublé
par la grande sévérité des manières de ma tante : il lui fit
un petit salut, et tenta un léger sourire dans le but de
l’apaiser.
« Miséricorde ! qu’a donc cet
homme ? s’écria ma tante de plus en plus impatientée. Est-il
muet ?
– Calmez-vous, ma chère madame, dit
M. Chillip de sa plus douce voix. Il n’y a plus le moindre
motif d’inquiétude, madame. Soyez calme, je vous en
prie. »
Je ne comprends pas comment ma tante put
résister au désir de secouer M. Chillip jusqu’à ce qu’il fût
venu à bout d’articuler ce qu’il avait à dire. Elle se borna à
hocher la tête, mais avec un regard qui le fit frissonner.
« Eh bien, madame, reprit M. Chillip
dès qu’il eut retrouvé un peu de courage, je suis heureux de
pouvoir vous féliciter. Tout est fini, madame, et bien
fini. »
Pendant les cinq ou six minutes qu’employa
M. Chillip à prononcer cette harangue, ma tante l’observa
curieusement.
« Comment va-t-elle ? dit ma tante
en croisant les bras, son chapeau toujours pendu à son poignet
gauche.
– Eh bien, madame, elle sera bientôt tout à
fait bien, j’espère, répondit M. Chillip. Elle est aussi bien
que possible, pour une jeune mère qui se trouve dans une si triste
situation. Je n’ai aucune objection à ce que vous la voyiez,
madame. Cela lui fera peut-être du bien.
– Et elle, comment
va-t-elle ? » demanda vivement ma tante.
M. Chillip pencha encore un peu plus la
tête et regarda ma tante d’un air câlin.
« L’enfant, dit ma tante, comment
va-t-elle ?
– Madame, répondit M. Chillip, je me
figurais que vous le saviez. C’est un garçon. »
Ma tante ne dit pas un mot ; elle saisit
son chapeau par les brides, le lança comme une fronde à la tête de
M. Chillip, le remit tout bosselé sur sa propre tête, sortit
de la chambre et n’y rentra pas. Elle disparut comme une fée de
mauvaise humeur ou comme un de ces êtres surnaturels, que j’étais,
disait-on, appelé à voir par le privilège de ma naissance ;
elle disparut et ne revint plus.
Mon Dieu, non. J’étais couché dans mon
berceau, ma mère était dans son lit et Betsy Trotwood Copperfield
était pour toujours dans la région des rêves et des ombres, dans
cette région mystérieuse d’où je venais d’arriver ; la lune,
qui éclairait les fenêtres de ma chambre, se reflétait au loin sur
la demeure terrestre de tant de nouveaux venus comme moi, aussi
bien que sur le monticule sous lequel reposaient les restes mortels
de celui sans lequel je n’aurais jamais existé.
Chapitre 2
J’observe.
Les premiers objets que je retrouve sous une
forme distincte quand je cherche à me rappeler les jours de ma
petite enfance, c’est d’abord ma mère, avec ses beaux cheveux et
son air jeune. Ensuite c’est Peggotty ; elle n’a pas d’âge,
ses yeux sont si noirs qu’ils jettent une nuance sombre sur tout
son visage ; ses joues et ses bras sont si durs et si rouges
que jadis, il m’en souvient, je ne comprenais pas comment les
oiseaux ne venaient pas la becqueter plutôt que les pommes.
Il me semble que je vois ma mère et Peggotty
placées l’une en face de l’autre ; pour se faire petites,
elles se penchent ou s’agenouillent par terre, et je vais en
chancelant de l’une à l’autre. Il me reste un souvenir qui me
semble encore tout récent du doigt que Peggotty me tendait pour
m’aider à marcher, un doigt usé par son aiguille et plus rude
qu’une râpe à muscade.
C’est peut-être une illusion, mais pourtant je
crois que la mémoire de beaucoup d’entre nous garde plus
d’empreinte des jours d’enfance qu’on ne le croit généralement, de
même que je crois la faculté de l’observation souvent
très-développée et très-exacte chez les enfants. La plupart des
hommes faits qui sont remarquables à ce point de vue ont, selon
moi, conservé cette faculté plutôt qu’ils ne l’ont acquise ;
et, ce qui semblerait le prouver, c’est qu’ils ont en général une
vivacité d’impression et une sérénité de caractère qui sont bien
certainement chez eux un héritage de l’enfance.
Peut-être m’accusera-t-on de divagation si je
m’arrête sur cette réflexion, mais cela m’amène à dire que je tire
mes conclusions de mon expérience personnelle, et si, dans la suite
de ce récit, on trouve la preuve que dans mon enfance j’avais une
grande disposition à observer, ou que dans mon âge mûr j’ai
conservé un vif souvenir de mon enfance, on sera moins étonné que
je me croie en effet des droits incontestables à ces traits
caractéristiques.
En cherchant, comme je l’ai déjà dit, à
débrouiller le chaos de mon enfance, les premiers objets qui se
présentent à moi, ce sont ma mère et Peggotty. Qu’est-ce que je me
rappelle encore ? Voyons.
Ce qui sort d’abord du nuage, c’est notre
maison, souvenir familier et distinct. Au rez-de-chaussée, voilà la
cuisine de Peggotty qui donne sur une cour ; dans cette cour
il y a, au bout d’une perche, un pigeonnier sans le moindre
pigeon ; une grande niche à chien, dans un coin, sans un seul
petit chien ; plus, une quantité de poulets qui me paraissent
gigantesques, et qui arpentent la cour de l’air le plus menaçant et
le plus féroce. Il y a un coq qui saute sur son perchoir pour
m’examiner tandis que je passe ma tête à la fenêtre de la
cuisine : cela me fait trembler, il a l’air si cruel ! La
nuit, dans mes rêves, je vois les oies au long cou qui s’avancent
vers moi, près de la grille ; je les revois sans cesse en
songe, comme un homme entouré de bêtes féroces s’endort en rêvant
lions.
Voilà un long corridor, je n’en vois pas la
fin : il mène de la cuisine de Peggotty à la porte d’entrée.
La chambre aux provisions donne dans ce corridor, il y fait tout
noir, et il faut la traverser bien vite le soir, car qui sait ce
qu’on peut rencontrer au milieu de ces cruches, de ces pots, de ces
vieilles boites à thé ? Un vieux quinquet l’éclaire
faiblement, et par la porte entrebâillée, il arrive une odeur
bizarre de savon, de câpres, de poivre, de chandelles et de café,
le tout combiné. Ensuite il y a les deux salons : le salon où
nous nous tenons le soir, ma mère, moi et Peggotty, car Peggotty
est toujours avec nous quand nous sommes seuls et qu’elle a fini
son ouvrage ; et le grand salon où nous nous tenons le
dimanche : il est plus beau, mais on n’y est pas aussi à son
aise. Cette chambre a un aspect lamentable à mes yeux, car Peggotty
m’a narré (je ne sais pas quand, il y a probablement un siècle)
l’enterrement de mon père tout du long : elle m’a raconté que
c’est dans ce salon que les amis de la famille s’étaient réunis en
manteaux de deuil. C’est encore là qu’un dimanche soir ma mère nous
a lu, à Peggotty et à moi, l’histoire de Lazare ressuscité des
morts : et j’ai eu si peur qu’on a été obligé de me faire
sortir de mon lit, et de me montrer par la fenêtre le cimetière
parfaitement tranquille, le lieu où les morts dormaient en repos, à
la pâle clarté de la lune.
Je ne connais nulle part de gazon aussi vert
que le gazon de ce cimetière ; il n’y a rien de si touffu que
ces arbres, rien de si calme que ces tombeaux. Chaque matin, quand
je m’agenouille sur mon petit lit près de la chambre de ma mère, je
vois les moutons qui paissent sur cette herbe verte ; je vois
le soleil brillant qui se reflète sur le cadran solaire, et je
m’étonne qu’avec cet entourage funèbre il puisse encore marquer
l’heure.
Voilà notre banc dans l’église, notre banc
avec son grand dossier. Tout près il y a une fenêtre par laquelle
on peut voir notre maison ; pendant l’office du matin,
Peggotty la regarde à chaque instant pour s’assurer qu’elle n’est
ni brûlée ni dévalisée en son absence. Mais Peggotty ne veut pas
que je fasse comme elle, et quand cela m’arrive, elle me fait signe
que je dois regarder le pasteur. Cependant je ne peux pas toujours
le regarder ; je le connais bien quand il n’a pas cette grande
chose blanche sur lui, et j’ai peur qu’il ne s’étonne de ce que je
le regarde fixement : il va peut-être s’interrompre pour me
demander ce que cela signifie. Mais qu’est-ce que je vais donc
faire ? C’est bien vilain de bâiller, et pourtant il faut bien
faire quelque chose. Je regarde ma mère, mais elle fait semblant de
ne pas me voir.
1 comment