Qu’est-ce que tu veux, rappelle-toi… L’année dernière, dans l’affaire du pétrole de Mexique, il y a trois ans avec le mazout, les beaux millions qui ont passé de ma poche dans ta poche ? Qu’est-ce que j’ai dit ? Je n’ai rien dit. Et puis… Il sembla chercher encore des arguments, les réunir dans son esprit, puis il les repoussa d’un mouvement d’épaules.

« Les affaires », murmura-t-il avec simplicité, comme s’il eût nommé un dieu redoutable.

Marcus, immédiatement, se tut. Il prit sur la table un paquet de cigarettes, l’ouvrit, frotta l’allumette avec application. « Pourquoi est-ce que tu fumes ces sales Gauloises, Golder, riche comme tu es ? » Ses doigts tremblaient très fort. Golder les regardait sans rien dire comme s’il mesurait la vie aux derniers tressaillements d’une bête blessée.

— J’avais besoin d’argent, David, dit Marcus tout à coup d’une voix différente. Une grimace brusque lui tordit un coin de la bouche : je… j’ai terriblement besoin d’argent, David… Tu ne veux pas… me laisser gagner un peu ?… Est-ce que tu ne crois pas que…

Golder buta sauvagement l’air du front.

— Non.

Il vit les mains pâles se nouer, se lier l’une à l’autre, entrelaçant les doigts crispés, enfonçant les ongles dans la chair.

— « Tu me ruines », dit enfin Marcus d’une voix sourde et étrange.

Golder, les yeux obstinément baissés, ne répondait rien. Marcus hésita, puis se leva, repoussa doucement sa chaise.

— Adieu, David. Quoi ? jeta-t-il tout à coup dans le silence avec une force extraordinaire.

— Rien. Adieu, dit Golder.

CHAPITRE II

Golder alluma une cigarette, mais dès la première bouffée, il commença à suffoquer et la jeta. Une toux nerveuse d’asthmatique, rauque, sifflante, secouait ses épaules, lui emplissait la bouche d’une eau amère qui l’étouffait. Un flux brusque de sang colora ses traits, habituellement blancs, d’un blanc mat et mort, cireux, avec des poches bleues sous les paupières. C’était un homme âgé de plus de soixante ans, énorme, les membres gras et mous, les yeux couleur d’eau, vifs et pâles ; d’épais cheveux blancs entouraient le visage ravagé, dur, comme pétri par une rude et lourde main.

La chambre sentait la fumée et cette odeur de suie refroidie, particulière l’été, aux appartements parisiens longtemps inhabités.

Golder fit pivoter sa chaise, entr’ouvrit la fenêtre. Un long moment, il regarda la Tour Eiffel illuminée. Le feu rouge, liquide, coulait comme du sang sur le ciel frais de l’aube… Il pensait à la « Golmar ». Six lettres d’or, lumineuses, éclatantes, qui tournaient, elles aussi, comme des soleils, cette nuit, dans quatre grandes villes du monde. La « Golmar », des deux noms, celui de Marcus et le sien, fondus ensemble. Il serra les lèvres. « Golmar… David Golder, seul, maintenant…»

Il prit le bloc-notes à portée de sa main, relut l’en-tête imprimé.

GOLDER & MARCUS

Achat, Vente de tous produits pétrolifères

Essence d’aviation, Essence légère, lourde et moyenne

White-spirit. GAS OIL. Huiles lubrifiantes.

New-York, Londres, Paris, Berlin.

Il effaça lentement la première phrase, écrivit « David Golder », de son écriture épaisse qui trouait le papier. Car il serait seul enfin. Il pensa avec soulagement : « c’est fini, grâce à Dieu, il partira à présent…» Plus tard, la concession de Teïsk accordée à Tübingen, quand lui-même ferait partie de la plus grande entreprise pétrolifère dans le monde, il renflouerait aisément la Golmar.

D’ici-là… Il aligna des chiffres avec rapidité. Ces deux dernières années, surtout, avaient été terribles. La faillite de Lang, l’accord de 1922… Du moins, il n’aurait plus à payer les femmes de Marcus, ses bagues, ses dettes… Assez de frais sans lui… Tout ce que coûtait cette vie idiote… Sa femme, sa fille, la maison de Biarritz, la maison de Paris… À Paris seulement, il payait soixante mille francs de loyer, les impôts. Le mobilier avait coûté plus d’un million à l’époque. Pour qui ? Personne n’y vivait. Des volets clos, la poussière. Il regarda avec une sorte de haine certains objets qu’il détestait plus particulièrement que d’autres : quatre victoires de marbre noir et de bronze soutenant la lampe, un encrier vide, carré, énorme, orné d’abeilles d’or. Il fallait payer pour tout ça, et l’argent ? Il grommela avec colère : « Imbécile… tu me ruines, et après ?… J’ai soixante-huit ans… Qu’il recommence… Ça m’est arrivé assez souvent, à moi…»

Il tourna brusquement la tête vers la grande glace au-dessus de la cheminée nue, regarda un moment avec malaise ses traits tirés, blêmes, marbrés de tâches bleuâtres et les deux plis autour de la bouche profondément creusés dans la chair épaisse, comme les bajoues tombantes d’un vieux chien. Il grogna avec rancune : « On vieillit, quoi, on vieillit…» Depuis deux, trois ans, il se fatiguait plus vite.