Et puisque rien chez un juge n’est plus rare que la faculté de rendre un jugement sensé sur une cause où il n’a entendu plaider qu’un seul avocat, la vérité n’a de chance de se faire jour que dans la mesure où chacune de ses facettes, chacune des opinions incarnant une fraction de vérité, trouve des avocats et les moyens de se faire entendre.

 

Nous avons maintenant affirmé la nécessité – pour le bien-être intellectuel de l’humanité (dont dépend son bien-être général) – de la liberté de pensée et d’expression à l’aide de quatre raisons distinctes que nous allons récapituler ici.

 

Premièrement, une opinion qu’on réduirait au silence peut très bien être vraie : le nier, c’est affirmer sa propre infaillibilité.

 

Deuxièmement, même si l’opinion réduite au silence est fausse, elle peut contenir – ce qui arrive très souvent – une part de vérité ; et puisque l’opinion générale ou dominante sur n’importe quel sujet n’est que rarement ou jamais toute la vérité, ce n’est que par la confrontation des opinions adverses qu’on a une chance de découvrir le reste de la vérité.

 

Troisièmement, si l’opinion reçue est non seulement vraie, mais toute la vérité, on la professera comme une sorte de préjugé, sans comprendre ou sentir ses principes rationnels, si elle ne peut être discutée vigoureusement et loyalement.

 

Et cela n’est pas tout car, quatrièmement, le sens de la doctrine elle-même sera en danger d’être perdu, affaibli ou privé de son effet vital sur le caractère et la conduite : le dogme deviendra une simple profession formelle, inefficace au bien, mais encombrant le terrain et empêchant la naissance de toute conviction authentique et sincère fondée sur la raison ou l’expérience personnelle.

 

Avant de clore ce sujet de la liberté d’opinion, il convient de se tourner un instant vers ceux qui disent qu’on peut permettre d’exprimer librement toute opinion, pourvu qu’on le fasse avec mesure, et qu’on ne dépasse pas les bornes de la discussion loyale. On pourrait en dire long sur l’impossibilité de fixer avec certitude ces bornes supposées ; car si le critère est le degré d’offense éprouvé par ceux dont les opinions sont attaquées, l’expérience me paraît démontrer que l’offense existe dès que l’attaque est éloquente et puissante : ils accuseront donc de manquer de modération tout adversaire qui les mettra dans l’embarras. Mais bien que cette considération soit importante sur le plan pratique, elle disparaît devant une objection plus fondamentale. Certes, la manière de défendre une opinion, même vraie, peut être blâmable et encourir une censure sévère et légitime. Mais la plupart des offenses de ce genre sont telles qu’elles sont le plus souvent impossibles à prouver, sauf si le responsable en vient à l’avouer accidentellement. La plus grave de ces offenses est le sophisme, la suppression de certains faits ou arguments, la déformation des éléments du cas en question ou la dénaturation de l’opinion adverse. Pourtant tout cela est fait continuellement – même à outrance – en toute bonne foi par des personnes qui ne méritent par ailleurs pas d’être considérées comme ignorantes ou incompétentes, au point qu’on trouve rarement les raisons adéquates d’accuser un exposé fallacieux d’immoralité ; la loi elle-même peut encore moins prétendre à interférer dans ce genre d’inconduite controversée. Quant à ce que l’on entend communément par le manque de retenue en discussion, à savoir les invectives, les sarcasmes, les attaques personnelles, etc., la dénonciation de ces armes mériterait plus de sympathie si l’on proposait un jour de les interdire également des deux côtés ; mais ce qu’on souhaite, c’est uniquement en restreindre l’emploi au profit de l’opinion dominante. Qu’un homme les emploie contre les opinions minoritaires, et il est sûr non seulement de n’être pas blâmé, mais d’être loué pour son zèle honnête et sa juste indignation. Cependant, le tort que peuvent causer ces procédés n’est jamais si grand que lorsqu’on les emploie contre les plus faibles, et les avantages déloyaux qu’une opinion peut tirer de ce type d’argumentation échoient presque exclusivement aux opinions reçues. La pire offense de cette espèce qu’on puisse commettre dans une polémique est de stigmatiser comme des hommes dangereux et immoraux les partisans de l’opinion adverse. Ceux qui professent des opinions impopulaires sont particulièrement exposés à de telles calomnies, et cela parce qu’ils sont en général peu nombreux et sans influence, et que personne ne s’intéresse à leur voir rendre justice. Mais étant donné la situation, cette arme est refusée à ceux qui attaquent l’opinion dominante ; ils courraient un danger personnel à s’en servir, et s’ils s’en servaient malgré tout, ils ne réussiraient qu’à exposer par contrecoup leur propre cause. En général, les opinions contraires à celles communément reçues ne parviennent à se faire entendre qu’en modérant scrupuleusement leur langage et en mettant le plus grand soin à éviter toute offense inutile : elles ne sauraient dévier d’un pouce de cette ligne de conduite sans perdre de terrain. En revanche, de la part de l’opinion dominante, les injures les plus outrées finissent toujours par dissuader les gens de professer une opinion contraire, voire même d’écouter ceux qui la professent. C’est pourquoi dans l’intérêt de la vérité et de la justice, il est bien plus important de réfréner l’usage du langage injurieux dans ce cas précis que dans le premier ; et par exemple, s’il fallait choisir, il serait bien plus nécessaire de décourager les attaques injurieuses contre l’incroyance que contre la religion. Il est évident toutefois que ni la loi ni l’autorité n’ont à se mêler de réprimer l’une ou l’autre, et que le jugement de l’opinion devrait être déterminé, dans chaque occasion, par les circonstances du cas particulier. D’un côté ou de l’autre, on doit condamner tout homme dans la plaidoirie duquel percerait la mauvaise foi, la malveillance, la bigoterie ou encore l’intolérance, mais cela sans inférer ses vices du parti qu’il prend, même s’il s’agit du parti adverse. Il faut rendre à chacun l’honneur qu’il mérite, quelle que soit son opinion, s’il possède assez de calme et d’honnêteté pour voir et exposer – sans rien exagérer pour les discréditer, sans rien dissimuler de ce qui peut leur être favorable – ce que sont ses adversaires et leurs opinions. Telle est la vraie moralité de la discussion publique ; et, si elle est souvent violée, je suis heureux de penser qu’il y a de nombreux polémistes qui en étudient de très près les raisons, et un plus grand nombre encore qui s’efforce de la respecter.

Chapitre III

De l’individualité comme l’un des éléments du bien-être

On vient de voir les raisons pour lesquelles il est impératif de laisser les hommes libres de former leurs opinions et de les exprimer sans réserve ; on a vu également que si cette liberté n’est pas accordée, ou du moins revendiquée, en dépit de l’interdiction, les conséquences en sont funestes pour l’intelligence et la nature morale de l’homme. Examinons à présent si ce ne sont pas les mêmes raisons qui exigent que les hommes soient libres d’agir selon leurs opinions – c’est-à-dire libres de les appliquer à leur vie sans que leurs semblables les en empêchent physiquement ou moralement, tant que leur liberté ne s’exerce qu’à leurs seuls risques et périls. Cette dernière condition est naturellement indispensable. Personne ne soutient que les actions doivent être aussi libres que les opinions. Au contraire, même les opinons perdent leur immunité lorsqu’on les exprime dans des circonstances telles que leur expression devient une instigation manifeste à quelque méfait. L’idée que ce sont les marchands de blé qui affament les pauvres ou que la propriété privée est un vol ne devrait pas être inquiétée tant qu’elle ne fait que circuler dans la presse ; mais elle peut encourir une juste punition si on l’exprime oralement, au milieu d’un rassemblement de furieux attroupés devant la porte d’un marchand de blé, ou si on la répand dans ce même rassemblement sous forme de placard. Les actes de toute nature qui sans cause justifiable nuisent à autrui peuvent être contrôlés – et dans les cas les plus graves, ils le doivent – par la réprobation et, si nécessaire, par une intervention active des gens. La liberté de l’individu doit être contenue dans cette limite : il ne doit pas nuire à autrui. Et dès lors qu’il s’abstient d’importuner les autres et qu’il se contente d’agir suivant son inclination et son jugement dans ce qui ne concerne que lui, les mêmes raisons qui montrent que l’opinion doit être libre prouvent également qu’on devrait pouvoir, sans vexations, mettre son opinion en pratique à ses propres dépens. Que les hommes ne soient pas infaillibles, que ses vérités ne soient, pour la plupart, que des demi-vérités, que l’unité d’opinions ne soit pas souhaitable si elle ne résulte pas de la comparaison la plus libre et la plus totale des opinions contraires, et enfin que la diversité d’opinions ne soit pas un mal mais un bien tant que l’humanité n’est pas mieux à même de reconnaître toutes les facettes de la vérité : voilà des principes applicables tant à la manière d’agir des hommes qu’à leurs opinions. De même qu’il est utile, tant que l’humanité est imparfaite, qu’il y ait des opinions différentes, il est bon qu’il y ait différentes façons de vivre et que toute latitude soit donnée aux divers caractères, tant qu’ils ne nuisent pas aux autres, et qu’il est donné à chacun d’éprouver la valeur des différents genres de vie.