Par liberté, on entendait protection contre la tyrannie des souverains ; gouvernants et gouvernés tenaient alors des positions nécessairement antagonistes. Le pouvoir était aux mains d’un individu, d’une tribu ou d’une caste qui avaient acquis leur autorité soit par héritage, soit par conquête, mais ne la tenait en aucun cas du peuple ; et nul n’osait, ni ne désirait peut-être, contester leur suprématie, quelles que fussent les précautions à prendre contre l’exercice oppressif qu’ils en faisaient. Le pouvoir des gouvernants était ressenti à la fois comme nécessaire et extrêmement dangereux : comme une arme qu’ils pouvaient à loisir retourner et contre leurs sujets et contre leurs ennemis extérieurs. Pour éviter que d’innombrables vautours ne fondent sur les membres les plus faibles de la communauté, il avait bien fallu charger un aigle, plus puissant celui-là, de les tenir en respect. Mais comme le roi des oiseaux n’était pas moins enclin que les charognards inférieurs à fondre sur le troupeau, on vivait perpétuellement dans la crainte de son bec et de ses serres. Aussi le but des patriotes était-il d’imposer des limites, supportables pour la communauté, au pouvoir du gouvernant : c’est cette limitation qu’ils nommaient liberté. Il y avait deux façons d’y parvenir. Tout d’abord, en obtenant la reconnaissance de certaines immunités, appelées libertés ou droits politiques, que le gouvernant ne pouvait transgresser sans manquer à son devoir et déclencher une résistance spécifique ou une rébellion générale, alors tout à fait justifiée. Le second expédient, généralement plus récent, fut l’établissement de freins constitutionnels : le consentement de la communauté – ou d’un corps quelconque censé représenter ses intérêts – devenait la condition nécessaire de certains actes les plus importants du gouvernement. Au premier de ces modes de restriction, les gouvernants de la plupart des pays d’Europe furent plus ou moins contraints de se soumettre. Il n’en fut pas ainsi du second : l’instaurer – ou achever de l’instaurer lorsqu’il n’existait encore que partiellement – devint partout le but à atteindre des amoureux de la liberté. Et tant que l’humanité se contenta de combattre un ennemi par l’autre, et de se laisser diriger par un maître à condition d’être garantie plus ou moins efficacement contre sa tyrannie, elle n’aspira à rien de plus.

 

Mais dans la marche des affaires humaines vint le temps où les hommes cessèrent de considérer qu’une loi naturelle conférait à leurs gouvernants un pouvoir indépendant, opposé à leurs propres intérêts. Il fallait que les différents magistrats de l’État fussent pour eux des tenants, des délégués, révocables à leur gré. C’était, leur semblait-il, la seule façon de se prémunir complètement contre les abus de pouvoir du gouvernement. Peu à peu, cette revendication – ce besoin nouveau de gouvernants électifs et temporaires – devint l’objet principal des efforts du parti démocratique partout où un tel parti existait et se substitua très largement à l’ancienne volonté de limiter le pouvoir des gouvernants. Tandis qu’on luttait pour placer le pouvoir des gouvernants sous la tutelle des gouvernés, certains se mirent à penser qu’on avait attaché trop d’importance à la limitation du pouvoir lui-même. C’était une ressource uniquement (semblait-il) lorsque les dirigeants avaient des intérêts opposés à ceux du peuple. À présent, ce qu’on voulait, c’était que les dirigeants fussent identifiés au peuple : que leurs intérêts et leur volonté devinssent les intérêts et la volonté de la nation. La nation n’avait nul besoin d’être protégée contre sa propre volonté ; il n’y avait aucun risque qu’elle ne se tyrannisât elle-même. Si les gouvernants étaient effectivement responsables devant elle, promptement révocables par elle, elle serait alors en mesure de leur confier un pouvoir dont elle dicterait elle-même l’usage. Leur pouvoir ne serait plus que celui de la nation, concentré sous une forme propice à son exercice. Cette façon de penser – de sentir peut-être – était répandue dans la dernière génération du libéralisme européen et semble prédominer encore dans sa section continentale. Ceux qui admettent une limite à ce que peut faire un gouvernement, sauf s’il s’agit selon eux d’un gouvernement illégitime, font figure de brillantes exceptions parmi les penseurs politiques du Continent. Et aujourd’hui même, une tendance similaire se serait imposée chez, nous si les circonstances qui l’encouragèrent un temps ne s’étaient pas modifiées depuis.

 

Mais, dans les théories politiques et philosophiques comme chez les personnes, le succès révèle des fautes et des infirmités que l’échec eût peut-être dérobées à l’observation. L’idée que les peuples n’ont pas besoin de limiter leur pouvoir sur eux-mêmes pouvait sembler axiomatique lorsqu’un gouvernement démocratique n’existait encore que dans nos rêves ou nos livres d’histoires. Mais cette idée ne se laisse pas pour autant amoindrir par les aberrations passagères de la Révolution française dont les plus graves furent le fait d’une minorité usurpatrice et qui, par ailleurs, ne trouvèrent pas de légitimité dans les institutions démocratiques, mais dans une explosion de révolte soudaine et convulsive contre le despotisme aristocratique et monarchique. Cependant, avec le temps, une république démocratique vint occuper une grande partie de la surface de la terre et s’imposa comme l’un des membres les plus puissants de la communauté des nations ; dès lors, le gouvernement électif et responsable devint l’objet de ces observations et de ces critiques qu’on adresse à tout grand fait existant. C’est alors qu’on s’aperçut que des expressions telles que « l’autonomie politique » et « le pouvoir du peuple sur lui-même » n’exprimaient pas un véritable état de choses. Les « gens du peuple » qui exercent le pouvoir ne sont pas toujours les mêmes que ceux sur qui il s’exerce ; et « l’autonomie politique » en question n’est pas le gouvernement de chacun par soi-même, mais celui de chacun par tous les autres. Bien plus, la volonté du peuple signifie en pratique la volonté du plus grand nombre ou de la partie la plus active du peuple : de la majorité, ou ceux qui parviennent à s’imposer en tant que majorité.