L’autre grand principe, imposé par la loi ou l’opinion, qui détermine les règles de conduite en matière d’intolérance et de tolérance est la servilité de l’humanité envers les préférences et aversions supposées de ses maîtres temporels, c’est-à-dire de ses dieux. Quoique essentiellement égoïste, cette servilité n’est pas de l’hypocrisie ; elle provoque d’authentiques sentiments de répulsion, et c’est elle qui pousse les hommes à brûler les magiciens et les hérétiques. Au nombre des influences les plus viles, les intérêts généraux et évidents de la société ont naturellement eu une part – une large part – dans l’orientation des conceptions morales : moins guidées, cependant, par la justification de ces intérêts que par la conséquence des sympathies et des antipathies qui en résultaient. Ce furent ces sympathies et antipathies, qui pourtant n’avaient que peu ou rien à voir avec les intérêts de la société, qui contribuèrent fortement à l’établissement des différentes morales.
Ce furent donc les préférences et les aversions de la société – ou celles de sa classe la plus puissante – qui, grâce à la sanction de la loi et de l’opinion, déterminèrent dans la pratique les règles à observer par tous. Et en général, les avant-gardes intellectuelles ne remirent pas en question cet état de choses, même s’il leur arrivait parfois de faire office d’opposition pour certains points de détail. Elles s’employèrent à réfléchir sur la nature des aversions et des préférences de la société, sans se demander s’il était bon que les individus les considérassent comme des lois. Elles préférèrent s’efforcer de modifier les conceptions sur ces points de détails auxquels elles s’opposaient plutôt que de faire cause commune pour la défense de la liberté avec l’ensemble des opposants. Seule la question religieuse connut une plus grande envergure en devenant l’objet d’un débat entretenu avec cohérence par l’ensemble de la société, exception faite de quelques individus disséminés. C’est un débat instructif à maints égards, d’autant plus qu’il constitue un exemple des plus frappants de la faillibilité de ce qu’on appelle le sens moral – car l’odium theologicum est, pour le bigot sincère, le fondement le moins équivoque de sa conception morale. Pourtant ceux qui, les premiers, secouèrent le joug de ce qui se prétendait Église universelle étaient en général aussi peu disposés que cette dernière à autoriser la liberté de culte. Mais lorsque la fièvre de la lutte fut retombée, sans donner victoire complète à aucun parti, et que chaque Église ou chaque secte dut se borner à rester en possession du terrain qu’elle occupait déjà, les minorités, constatant qu’elles n’avaient aucune chance de devenir la majorité, se virent contraintes de prier ceux qu’elles ne pouvaient convertir de leur accorder la permission de différer. C’est donc presque exclusivement sur ce terrain-là que les droits de l’individu contre la société ont été établis sur de larges principes, et que la prétention de la société à exercer son autorité sur les dissidents fut ouvertement contestée. Les grands écrivains, auxquels le monde doit ce qu’il possède de liberté religieuse, ont défini la liberté de conscience comme un droit inaliénable ; il était inconcevable pour eux qu’un être humain eût à rendre compte aux autres de sa croyance religieuse. Cependant l’intolérance est si naturelle à l’espèce humaine pour tout ce qui lui tient réellement à cœur, que la liberté religieuse n’a été mise en application presque nulle part – excepté là où l’indifférence religieuse, qui n’aime guère voir sa paix troublée par des querelles théologiques, venait peser dans la balance. Dans l’esprit de la plupart des croyants – et cela même dans les pays les plus tolérants – la tolérance est un devoir qui n’est admis qu’avec des réserves tacites. L’un souffrira le désaccord en matière de gouvernement ecclésiastique, mais non de dogme ; l’autre tolérera tout le monde, hormis les papistes et les unitariens ; un autre encore, tous ceux qui croient en la religion révélée ; et une minorité poussera la charité un peu plus loin, mais jamais au point de revenir sur la croyance en un dieu unique et en une vie future. Partout où le sentiment de la majorité est encore authentique et intense, on s’aperçoit que ses prétentions à se faire obéir n’ont guère diminué. Si, en Angleterre – étant donné les circonstances particulières de notre histoire politique – le joug de l’opinion demeure pesant, celui de la loi est plus léger que dans la plupart des pays, d’Europe ; on est très jaloux de préserver la vie privée face à l’interférence directe du pouvoir législatif ou exécutif, et cela non pas tant par souci de l’indépendance de l’individu que par habitude : l’habitude toujours persistante de considérer le gouvernement comme un intérêt opposé à celui du public. La majorité n’a pas encore compris que le pouvoir du gouvernement est son propre pouvoir, ni que les opinions du gouvernement sont les siennes propres : lorsqu’elle y parviendra, la liberté individuelle sera probablement exposée à l’invasion du gouvernement, autant qu’elle l’est déjà à celle de l’opinion publique. Mais pour l’instant, il existe une somme considérable de sentiments prêts à se soulever contre toute tentative de la loi pour contrôler les individus dans des domaines qui jusque-là n’étaient pas de son ressort, mais cela sans guère s’interroger sur ce qui fait partie ou non de la sphère légitime du contrôle officiel. Si bien que ces sentiments, hautement salutaires en soi, sont peut-être tout aussi souvent appliqués à tort qu’à raison. De fait, il n’existe aucun principe reconnu qui détermine dans la pratique les cas où l’intervention de l’État est justifiée ou non. On en décide selon ses préférences personnelles. Certains – partout où ils voient du bien à faire ou un mal à réparer – voudraient inciter le gouvernement à entreprendre cette tâche, tandis que d’autres préfèrent subir toute espèce de préjudices sociaux plutôt que de risquer d’élargir les attributions du gouvernement dans le domaine des intérêts humains. Dès que surgit un problème particulier, les hommes se rangent d’un côté ou de l’autre suivant l’orientation générale de leurs sentiments, suivant le degré d’intérêt qu’ils accordent à la chose en question qu’on propose d’ajouter à la compétence du gouvernement, ou encore suivant leur certitude que le gouvernement agit toujours, ou jamais, comme ils le souhaitent. Mais c’est très rarement une opinion mûrement réfléchie sur la nature des attributions du gouvernement qui les pousse à agir. Le résultat de cette absence de règle ou de principe, me semble-t-il, est qu’aujourd’hui un parti a aussi souvent tort que l’autre ; l’intervention du gouvernement est aussi souvent invoquée à tort que condamnée à tort.
L’objet de cet essai est de poser un principe très simple, fondé à régler absolument les rapports de la société et de l’individu dans tout ce qui est contrainte ou contrôle, que les moyens utilisés soient la force physique par le biais de sanctions pénales ou la contrainte morale exercée par l’opinion publique. Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres. Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante.
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