C’est par ailleurs un principe qui requiert la liberté des goûts et des occupations, la liberté de tracer le plan de notre vie suivant notre caractère, d’agir à notre guise et risquer toutes les conséquences qui en résulteront, et cela sans en être empêché par nos semblables tant que nous ne leur nuisons pas, même s’ils trouvaient notre conduite insensée, perverse ou mauvaise. En dernier lieu, c’est de cette liberté propre à chaque individu que résulte, dans les mêmes limites, la liberté d’association entre individus : la liberté de s’unir dans n’importe quel but, à condition qu’il soit inoffensif pour autrui, que les associés soient majeurs et qu’il n’y ait eu dans leur enrôlement ni contrainte ni tromperie.

 

Une société quelle que soit la forme de son gouvernement n’est pas libre, à moins de respecter globalement ces libertés ; et aucune n’est complètement libre si elles n’y sont pas absolues et sans réserves. La seule liberté digne de ce nom est de travailler à notre propre avancement à notre gré, aussi longtemps que nous ne cherchons pas à priver les autres du leur ou à entraver leurs efforts pour l’obtenir. Chacun est le gardien naturel de sa propre santé aussi bien physique que mentale et spirituelle. L’humanité gagnera davantage à laisser chaque homme vivre comme bon lui semble qu’à le contraindre à vivre comme bon semble aux autres.

 

Quoique cette doctrine soit loin d’être neuve et que pour certains elle puisse avoir l’air d’un truisme, il n’y en a pas de plus directement opposée à l’opinion et à la pratique existantes. La société s’est tout autant appliquée (selon ses lumières) à forcer ses membres à se conformer à ses notions de perfection personnelle qu’à ses notions de perfection sociale. Les anciennes républiques s’arrogeaient le droit – et les philosophes de l’Antiquité les y encourageaient – de soumettre tous les aspects de la vie privée aux règles de l’autorité publique, sous prétexte que l’État prenait grand intérêt à la discipline physique et morale de ses citoyens. Cette manière de penser pouvait être envisagée dans de petites républiques entourées d’ennemis puissants et constamment à la merci d’une attaque extérieure ou de troubles intérieurs ; le moindre relâchement de leur vigilance et de leur maîtrise de soi leur eût été facilement fatal, de sorte qu’elles ne pouvaient se permettre d’attendre les effets salutaires et permanents de la liberté. Dans le monde moderne, la dimension des communautés politiques, et surtout la séparation des autorités spirituelle et temporelle (qui a placé la direction des consciences dans d’autres mains que celles qui contrôlaient ses affaires temporelles) empêcha une telle interférence de la loi dans les détails de la vie privée. Du même coup, c’est avec davantage de rigueur qu’on a utilisé les armes de la répression contre toute divergence par rapport à la morale régnante dans la vie privée ; car la religion – le constituant le plus puissant du sentiment moral – a presque de tous temps été gouvernée, soit par l’ambition d’une hiérarchie aspirant à contrôler tous les aspects de la conduite humaine, soit par l’esprit du puritanisme. Et certains de ces réformateurs modernes qui se sont le plus violemment opposés aux religions du passé n’ont en aucune façon contesté aux Églises et aux sectes le droit de domination spirituelle qu’elles affirmaient : M. Comte, en particulier, dont le système social, tel qu’il l’expose dans son Système de politique positive, vise à établir (plutôt, il est vrai, par des moyens moraux que légaux) un despotisme de la société sur l’individu qui dépasse tout ce qu’ont pu imaginer les plus rigides partisans de la discipline parmi les philosophes de l’Antiquité.

 

Hormis ce type de doctrines propres à un penseur particulier, il y a aussi dans le monde une forte et croissante tendance à étendre indûment le pouvoir de la société sur l’individu, et cela autant par la force de l’opinion que par celle de la législation. Or, comme tous les changements qui surviennent dans le monde ont généralement pour effet de renforcer la société au détriment de l’individu, cet empiétement n’est pas de ces maux qui tendent à disparaître, mais de ceux qui au contraire vont en s’amplifiant. La disposition des hommes, tant dirigeants que concitoyens, à imposer aux autres leurs propres opinions et préférences comme règles de conduite est fortement soutenue par des sentiments – les meilleurs comme les pires –, inhérents à la nature humaine ; au point que seul un affaiblissement de son pouvoir pourrait la contenir. Mais puisque ce pouvoir ne va pas déclinant mais croissant, il faut donc, dans la situation actuelle du monde – à moins qu’un mur de convictions morales ne vienne se dresser contre le mal – se résigner à le voir augmenter.

 

Pour les besoins de l’argument, au lieu d’aborder sur-le-champ la thèse générale, nous nous limiterons en premier lieu à une seule de ses branches, sur laquelle les opinions courantes s’accordent à reconnaître – sinon entièrement, du moins jusqu’à un certain point – le principe exposé ici. Cette branche a trait à la liberté de pensée, laquelle est indissociablement liée à la liberté de parler et d’écrire. Bien que ces libertés constituent dans une large mesure la morale politique de tous les pays qui professent la tolérance religieuse et les libres institutions, leurs fondements tant philosophiques que pratiques ne sont peut-être pas – contrairement à ce qu’on pourrait croire – aussi familiers au public, voire parfaitement évalués par les chefs de file de l’opinion. Compris dans leur ensemble, ces fondements deviennent plus largement applicables que lorsqu’ils sont morcelés, et un examen approfondi de cet aspect du problème sera la meilleure introduction au reste. C’est pourquoi ceux qui ne trouveront rien de nouveau dans ce que je vais dire voudront bien, je l’espère, m’excuser si je m’aventure à discuter une fois de plus un sujet si souvent débattu depuis maintenant trois siècles.

Chapitre II

De la liberté de pensée et de discussion

Il est à espérer que le temps où il aurait fallu défendre la « liberté de presse », comme l’une des sécurités contre un gouvernement corrompu ou tyrannique est révolu. On peut supposer qu’il est aujourd’hui inutile de défendre l’idée selon laquelle un législatif ou un exécutif dont les intérêts ne seraient pas identifiés à ceux du peuple n’est pas autorisé à lui prescrire des opinions ni à déterminer pour lui les doctrines et les arguments à entendre. D’ailleurs, les philosophes qui m’ont précédé ont déjà si souvent et triomphalement mis en évidence cet aspect du problème que point n’est besoin d’y insister ici. Quoique la loi anglaise sur la presse soit aussi servile de nos jours qu’au temps des Tudor, il n’y a guère de risque qu’elle fasse office d’outil de répression contre la discussion politique, sinon dans un moment de panique passagère où la crainte fait perdre la tête aux ministres et aux juges(1). Et généralement, il n’est pas à craindre dans un pays constitutionnel que le gouvernement, qu’il soit ou non entièrement responsable envers le peuple, cherche souvent à contrôler l’expression de l’opinion, excepté lorsque, en agissant ainsi, il se fait l’organe de l’intolérance générale du public. Supposons donc que le gouvernement ne fasse qu’un avec le peuple et ne songe jamais à exercer aucun pouvoir de coercition, à moins d’être en accord avec ce qu’il estime être la voix du peuple. Mais je refuse au peuple le droit d’exercer une telle coercition, que ce soit de lui-même ou par l’intermédiaire de son gouvernement, car ce pouvoir est illégitime. Le meilleur gouvernement n’y a pas davantage de droit que le pire : un tel pouvoir est aussi nuisible, si ce n’est plus, lorsqu’il s’exerce en accord avec l’opinion publique qu’en opposition avec elle. Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’imposer silence à cette personne, pas plus que celle-ci, d’imposer silence aux hommes si elle en avait le pouvoir. Si une opinion n’était qu’une possession personnelle, sans valeur pour d’autres que son possesseur ; si d’être gêné dans la jouissance de cette possession n’était qu’un dommage privé, il y aurait une différence à ce que ce dommage fût infligé à peu ou à beaucoup de personnes. Mais ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité : tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion davantage encore que ses détenteurs. Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l’erreur.

 

Il est nécessaire de considérer séparément ces deux hypothèses, à chacune desquelles correspond une branche distincte de l’argument. On ne peut jamais être sûr que l’opinion qu’on s’efforce d’étouffer est fausse ; et si nous l’étions, ce serait encore un mal.

 

Premièrement, il se peut que l’opinion qu’on cherche à supprimer soit vraie : ceux qui désirent la supprimer en contestent naturellement la vérité, mais ils ne sont pas infaillibles.