De hautes colonnes formées de canons superposés
auxquels d’épais mortiers servaient de base soutenaient les fines
armatures de la voûte, véritables dentelles de fonte frappées à
l’emporte-pièce. Des panoplies d’espingoles, de tromblons,
d’arquebuses, de carabines, de toutes les armes à feu anciennes ou
modernes s’écartelaient sur les murs dans un entrelacement
pittoresque. Le gaz sortait pleine flamme d’un millier de revolvers
groupés en forme de lustres, tandis que des girandoles de pistolets
et des candélabres faits de fusils réunis en faisceaux,
complétaient ce splendide éclairage. Les modèles de canons, les
échantillons de bronze, les mires criblées de coups, les plaques
brisées au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de
refouloirs et d’écouvillons, les chapelets de bombes, les colliers
de projectiles, les guirlandes d’obus, en un mot, tous les outils
de l’artilleur surprenaient l’œil par leur étonnante disposition et
laissaient à penser que leur véritable destination était plus
décorative que meurtrière.
A la place d’honneur, on voyait, abrité par une splendide
vitrine, un morceau de culasse, brisé et tordu sous l’effort de la
poudre, précieux débris du canon de J.-T. Maston.
A l’extrémité de la salle, le président, assisté de quatre
secrétaires, occupait une large esplanade. Son siège, élevé sur un
affût sculpté, affectait dans son ensemble les formes puissantes
d’un mortier de trente-deux pouces ; il était braque sous un
angle de quatre-vingt-dix degrés et suspendu à des tourillons, de
telle sorte que le président pouvait lui imprimer, comme aux «
rocking-chairs »[10] , un
balancement fort agréable par les grandes chaleurs. Sur le bureau,
vaste plaque de tôle supportée par six caronades, on voyait un
encrier d’un goût exquis, fait d’un biscaïen délicieusement ciselé,
et un timbre détonation qui éclatait, à l’occasion, comme un
revolver. Pendant les discussions véhémentes, cette sonnette d’un
nouveau genre suffisait peine à couvrir la voix de cette légion
d’artilleurs surexcités.
Devant le bureau, des banquettes disposées en zigzags, comme les
circonvallations d’un retranchement, formaient une succession de
bastions et de courtines où prenaient place tous les membres du
Gun-Club, et ce soir-là, on peut le dire, « il y avait du monde sur
les remparts ». On connaissait assez le président pour savoir qu’il
n’eût pas dérangé ses collègues sans un motif de la plus haute
gravité.
Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid,
austère, d’un esprit éminemment sérieux et concentré ; exact
comme un chronomètre, d’un tempérament à toute épreuve, d’un
caractère inébranlable ; peu chevaleresque, aventureux
cependant, mais apportant des idées pratiques jusque dans ses
entreprises les plus téméraires ; l’homme par excellence de la
Nouvelle-Angleterre, le Nordiste colonisateur, le descendant de ces
Têtes-Rondes si funestes aux Stuarts, et l’implacable ennemi des
gentlemen du Sud, ces anciens Cavaliers de la mère patrie. En un
mot, un Yankee coulé d’un seul bloc.
Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des
bois ; nommé directeur de l’artillerie pendant la guerre, il
se montra fertile en inventions ; audacieux dans ses idées, il
contribua puissamment aux progrès de cette arme, et donna aux
choses expérimentales un incomparable élan.
C’était un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare
exception dans le Gun-Club, tous ses membres intacts. Ses traits
accentués semblaient tracés à l’équerre et au tire-ligne, et s’il
est vrai que, pour deviner les instincts d’un homme, on doive le
regarder de profil, Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les
plus certains de l’énergie, de l’audace et du sang-froid.
En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet,
absorbé, le regard en dedans, abrité sous son chapeau à haute
forme, cylindre de soie noire qui semble vissé sur les crânes
américains.
Ses collègues causaient bruyamment autour de lui sans le
distraire ; ils s’interrogeaient, ils se lançaient dans le
champ des suppositions, ils examinaient leur président et
cherchaient, mais en vain, à dégager l’X de son imperturbable
physionomie.
Lorsque huit heures sonnèrent à l’horloge fulminante de la
grande salle, Barbicane, comme s’il eût été mû par un ressort, se
redressa subitement ; il se fit un silence général, et
l’orateur, d’un ton un peu emphatique, prit la parole en ces termes
:
« Braves collègues, depuis trop longtemps déjà une paix
inféconde est venue plonger les membres du Gun-Club dans un
regrettable désœuvrement. Après une période de quelques années, si
pleine d’incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous
arrêter net sur la route du progrès. Je ne crains pas de le
proclamer à haute voix, toute guerre qui nous remettrait les armes
à la main serait bien venue…
– Oui, la guerre ! s’écria l’impétueux J.-T. Maston.
– Écoutez ! écoutez ! répliqua-t-on de toutes
parts.
– Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible dans
les circonstances actuelles, et, quoi que puisse espérer mon
honorable interrupteur, de longues années s’écouleront encore avant
que nos canons tonnent sur un champ de bataille. Il faut donc en
prendre son parti et chercher dans un autre ordre d’idées un
aliment à l’activité qui nous dévore !
L’assemblée sentit que son président allait aborder le point
délicat. Elle redoubla d’attention.
« Depuis quelques mois, mes braves collègues, reprit Barbicane,
je me suis demandé si, tout en restant dans notre spécialité, nous
ne pourrions pas entreprendre quelque grande expérience digne du
XIXe siècle, et si les progrès de la balistique ne nous
permettraient pas de la mener à bonne fin. J’ai donc cherché,
travaillé, calculé, et de mes études est résultée cette conviction
que nous devons réussir dans une entreprise qui paraîtrait
impraticable à tout autre pays. Ce projet, longuement élaboré, va
faire l’objet de ma communication ; il est digne de vous,
digne du passé du Gun-Club, et il ne pourra manquer de faire du
bruit dans le monde !
– Beaucoup de bruit ? s’écria un artilleur passionné.
– Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, répondit
Barbicane.
– N’interrompez pas ! répétèrent plusieurs voix.
– Je vous prie donc, braves collègues, reprit le président, de
m’accorder toute votre attention.
Un frémissement courut dans l’assemblée. Barbicane, ayant d’un
geste rapide assuré son chapeau sur sa tête, continua son discours
d’une voix calme :
« Il n’est aucun de vous, braves collègues, qui n’ait vu la
Lune, ou tout au moins, qui n’en ait entendu parler. Ne vous
étonnez pas si je viens vous entretenir ici de l’astre des nuits.
Il nous est peut-être réservé d’être les Colombs de ce monde
inconnu. Comprenez-moi, secondez-moi de tout votre pouvoir, je vous
mènerai à sa conquête, et son nom se joindra à ceux des trente-six
États qui forment ce grand pays de l’Union !
– Hurrah pour la Lune ! s’écria le Gun-Club d’une seule
voix.
– On a beaucoup étudié la Lune, reprit Barbicane ; sa
masse, sa densité, son poids, son volume, sa constitution, ses
mouvements, sa distance, son rôle dans le monde solaire, sont
parfaitement déterminés ; on a dressé des cartes
sélénographiques avec une perfection qui égale, si même elle ne
surpasse pas, celle des cartes terrestres ; la photographie a
donné de notre satellite des épreuves d’une incomparable
beauté[11] . En un mot, on sait de la Lune tout ce
que les sciences mathématiques, l’astronomie, la géologie,
l’optique peuvent en apprendre ; mais jusqu’ici il n’a jamais
été établi de communication directe avec elle.
Un violent mouvement d’intérêt et de surprise accueillit ces
paroles.
Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots
comment certains esprits ardents, embarqués pour des voyages
imaginaires, prétendirent avoir pénétré les secrets de notre
satellite. Au XVIIe siècle, un certain David Fabricius se vanta
d’avoir vu de ses yeux des habitants de la Lune. En 1649 un
Français, Jean Baudoin, publia le—Voyage fait au monde de la Lune
par Dominique Gonzalès—, aventurier espagnol. A la même époque,
Cyrano de Bergerac fit paraître cette expédition célèbre qui eut
tant de succès en France. Plus tard, un autre Français—ces gens-là
s’occupent beaucoup de la Lune—, le nommé Fontenelle, écrivit
la—Pluralité des Mondes—, un chef-d’œuvre en son temps ; mais
la science, en marchant, écrase même les chefs-d’œuvre ! Vers
1835 un opuscule traduit du—New York American—raconta que Sir John
Herschell, envoyé au cap de Bonne-Espérance pour y faire des études
astronomiques, avait, au moyen d’un télescope perfectionné par un
éclairage intérieur, ramené la Lune à une distance de quatre-vingts
yards[12] . Alors il aurait aperçu distinctement
des cavernes dans lesquelles vivaient des hippopotames, de vertes
montagnes frangées de dentelles d’or, des moutons aux cornes
d’ivoire, des chevreuils blancs, des habitants avec des ailes
membraneuses comme celles de la chauve-souris. Cette brochure,
œuvre d’un Américain nommé Locke[13] , eut un
très grand succès. Mais bientôt on reconnut que c’était une
mystification scientifique, et les Français furent les premiers à
en rire.
– Rire d’un Américain ! s’écria J.-T. Maston, mais voilà
un—casus belli—! …
– Rassurez-vous, mon digne ami.
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