Je me contente de songer à ce qu’elle a été pendant tout le temps qu’elle a duré. Elle fut pour moi intellectuellement dégradante. Tu possédais en germe les rudiments d’un tempérament artistique. Mais je t’ai rencontré soit trop tard soit trop tôt, je ne sais dire. Lorsque tu étais loin de moi, j’allais bien. À partir de ce jour où, en ce début de décembre de l’année à laquelle je faisais allusion, j’avais réussi à convaincre ta mère de te faire quitter l’Angleterre28, je me suis employé à ravauder le tissu déchiré et effiloché de mon imagination, à reprendre ma vie en main et non seulement à terminer les trois derniers actes d’Un mari idéal, mais encore à concevoir et à terminer, ou presque, deux autres pièces d’un genre tout à fait différent, la Tragédie florentine et La Sainte Courtisane29 ; tout d’un coup, sans y être invité, sans être bienvenu, et dans des circonstances fatales à mon bonheur, tu es réapparu. Ces deux œuvres que j’ai abandonnées, imparfaites, je n’ai jamais pu les reprendre. L’état d’esprit qui était mien au moment de leur conception, je n’ai jamais pu le recouvrer. Toi-même, qui as publié un volume de poèmes30, tu devrais pouvoir reconnaître le bien-fondé de tout ce que j’avance ici. Que tu en sois capable ou non, cette hideuse vérité est au cœur même de notre amitié. Tant que tu es resté auprès de moi, tu as été pour mon art un désastre absolu, et pour t’avoir permis de t’interposer avec opiniâtreté entre l’art et moi-même, je me fais, tout à ma honte, les plus vifs reproches. Tu étais incapable de savoir, tu étais incapable de comprendre, tu étais incapable d’apprécier. Je n’avais nullement le droit d’attendre cela de toi. Tu ne t’intéressais qu’à tes repas et à tes humeurs. Tu ne désirais qu’une seule chose, te distraire, que tes plaisirs fussent ordinaires ou moins ordinaires. Ils étaient ce dont, par nature, tu avais besoin ou ce dont tu croyais avoir besoin pour l’heure. J’aurais dû t’interdire ma maison et les appartements que je louais, à moins de t’y avoir spécifiquement invité. Je me reproche ma faiblesse au-delà de toute expression. Ce n’était que de la faiblesse. Une demi-heure en compagnie de l’art a toujours été pour moi bien plus que des siècles avec toi. À dire vrai, à aucun moment de ma vie, rien n’a jamais eu la moindre importance comparé à l’art. Mais chez un artiste, la faiblesse n’est rien moins qu’un crime lorsqu’elle paralyse l’imagination.

Je me reproche sans cesse de m’être laissé entraîner par toi dans un désastre financier aussi complet qu’avilissant. Je me souviens d’une matinée au début du mois d’octobre 1892, où j’étais assis dans les bois jaunissants de Bracknell aux côtés de ta mère31. À l’époque, j’ignorais presque tout de ta véritable nature. J’avais passé trois jours avec toi à Oxford du samedi au lundi32. Tu avais séjourné chez moi à Cromer pendant une dizaine de jours pour y jouer au golf33. La conversation s’est portée sur toi, et ta mère s’est mise à me parler de ton caractère. Elle a évoqué tes deux principaux défauts : ta vanité et, selon ses propres termes, ta « relation aberrante à l’argent ». Je me rappelle très distinctement avoir éclaté de rire. J’étais loin de me douter que la première me mènerait en prison et la seconde à la faillite.