Dans toutes les relations que l’on entretient avec autrui au cours de sa vie, il faut trouver un moyen de vivre. En ce qui te concerne, il fallait soit que je m’abandonne à toi soit que je t’abandonne. Il n’y avait pas d’autre possibilité. En raison de l’affection profonde, bien qu’elle ne portât pas sur la bonne personne, que j’avais pour toi, en raison d’une grande compassion pour tes faiblesses de caractère et de tempérament, en raison de mon indulgence proverbiale et de ma nonchalance celtique45, en raison de mon aversion d’artiste pour les scènes vulgaires et les paroles grossières, en raison de cette incapacité à éprouver quelque ressentiment que ce fût, qui à l’époque me caractérisait, en raison de ma répugnance à voir la vie aigrie et enlaidie par ce qui, selon moi qui avais le regard franchement tourné vers d’autres préoccupations, ne me semblait être que simples bagatelles, trop futiles pour ne mériter guère plus qu’un bref instant de réflexion ou d’intérêt, pour toutes ces raisons aussi simplistes qu’elles puissent te sembler, je me suis toujours abandonné à toi. Naturellement, et par conséquent, tes exigences, tes tentatives de domination et tes extorsions ont de plus en plus outrepassé les limites de la raison. Le plus mesquin de tes mobiles, le plus vil de tes appétits, la plus vulgaire de tes passions sont devenus pour toi des lois sur lesquelles la vie des autres devait à tout instant se régler et auxquelles, si besoin était, elle devait être sacrifiée sans le moindre scrupule. Puisque tu savais qu’en me faisant une scène tu parviendrais toujours à tes fins, il était tout naturel que tu en vinsses, presque inconsciemment je n’en doute pas, à tous les excès possibles dans la violence et la vulgarité. À la fin, tu ne savais plus vers quel but tu te précipitais ni quel objectif tu avais en vue. Après t’être approprié mon génie, ma volonté et ma fortune, tu as exigé, tout à l’aveuglement d’une insatiable avidité, mon existence tout entière. Tu t’en es emparé. À l’heure suprêmement et tragiquement critique de ma vie, juste avant que je ne prenne la lamentable décision d’intenter ce procès absurde, il y avait d’un côté ton père qui m’attaquait en déposant à mon club des cartes abominables46 et de l’autre toi-même qui t’en prenais à ma personne en m’envoyant des lettres non moins immondes. La lettre que j’ai reçue de toi le matin du jour où je t’ai laissé me conduire au poste de police pour que j’y émette ce ridicule mandat d’arrêt contre ton père fut l’une des pires que tu écrivis jamais, et pour une raison des plus ignominieuses47. Pris entre vous deux, j’ai perdu la tête. Mon jugement m’a fait défaut et la terreur l’a supplanté. Je n’ai vu, je peux le dire en toute honnêteté, nulle possibilité de vous échapper. Aveuglé, j’ai titubé comme un bœuf que l’on mène à l’abattoir. J’avais commis une gigantesque erreur psychologique. J’avais toujours pensé que te céder sur de petites choses était sans conséquence et que, lorsque se présenterait un événement important, je serais capable de réaffirmer la supériorité naturelle de ma volonté. Lorsque ce moment important est venu, ma volonté m’a complètement fait défaut. Dans la vie, il n’y a pas de petite ou de grande chose. Toutes choses sont de valeur égale et d’égale dimension. L’habitude que j’avais prise, d’abord principalement par indifférence, de te céder sur tout avait fini par devenir à mon insu partie intégrante de ma nature. Sans que je m’en rende compte, elle avait durablement réduit ma personnalité à un seul trait de caractère, qui me fut fatal. Telle est la raison pour laquelle, dans le subtil épilogue de la première édition de ses essais, Pater dit que « c’est un échec que de contracter des habitudes48 ». Lorsqu’il a tenu ces propos, les esprits obtus d’Oxford ont pensé que la formule n’était que le renversement délibéré de ce texte passablement ennuyeux qu’est l’Éthique d’Aristote alors qu’elle recèle une vérité terrible et merveilleuse49. Je t’ai laissé entamer ma force de caractère et l’habitude que j’avais prise s’est révélée être plus qu’un échec : un désastre. Sur le plan moral, plus encore que sur le plan artistique, tu as eu sur moi des effets dévastateurs.
Une fois le mandat d’arrêt enregistré, tu as, bien entendu, voulu tout prendre en main. À l’heure même où j’aurais dû me trouver à Londres pour y entendre des conseils avisés50 et réfléchir en toute sérénité au piège épouvantable dans lequel je m’étais laissé capturer – l’attrape-nigaud, comme ton père l’appelle encore aujourd’hui – tu as insisté pour que je t’emmène à Monte-Carlo51, l’endroit le plus répugnant que Dieu ait jamais créé, afin que de jour comme de nuit tu aies le loisir de jouer jusqu’à l’heure de fermeture du casino. Quant à moi – le baccara52 n’ayant nul charme à mes yeux – je restais seul à t’attendre à l’extérieur. Tu as refusé de t’entretenir avec moi, ne fût-ce que cinq minutes, de la situation dans laquelle ton père et toi m’aviez mis.
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