Écœuré, je suis remonté dans ma chambre et suis resté éveillé jusqu’à l’aube ; ce n’est que longtemps après le lever du jour que j’ai pu trouver de quoi étancher la soif provoquée par la fièvre qui m’envahissait. À onze heures, tu es entré dans ma chambre. Lors de la scène précédente, je n’avais pu m’empêcher de te faire remarquer que ma lettre avait de toute façon interrompu une soirée d’excès plus qu’habituels. Le matin, tu étais redevenu toi-même. Bien entendu, j’étais impatient d’entendre quelles excuses tu allais mettre en avant et de quelle manière tu allais solliciter le pardon qu’au plus profond de toi-même tu savais qu’il allait t’être accordé, comme à l’accoutumée, quoi que tu eusses fait, ta certitude absolue que je te pardonnerais toujours étant ce qu’en toi j’ai toujours préféré et peut-être ce qu’il y avait de plus aimable. Mais, loin de t’exécuter, tu t’es mis à répéter la même scène avec une insistance renouvelée et une assurance encore plus agressive. Je t’ai finalement signifié de quitter la pièce : tu as fait semblant de le faire mais, quand j’ai relevé la tête que je tenais enfouie dans l’oreiller, tu étais toujours là et, en proie à un rire mauvais et à une rage hystérique, tu t’es tout à coup rué sur moi. Je fus alors pris d’un sentiment d’horreur sans savoir exactement pourquoi. J’ai toutefois bondi hors de mon lit, et nu-pieds et vêtu comme je l’étais, j’ai dévalé tant bien que mal les deux étages jusqu’au salon, que je n’ai pas quitté avant que le propriétaire des lieux, que j’avais fait appeler, m’eut assuré que tu avais quitté ma chambre et m’eut promis de rester à portée de voix en cas de nécessité. Après une accalmie d’une heure, pendant laquelle le médecin, qui était passé, m’avait trouvé, cela va sans dire, dans un état de totale prostration nerveuse et en proie à une fièvre bien plus forte qu’au début, tu es revenu sans bruit chercher de l’argent. Tu as pris tout ce que tu as pu trouver sur la table de toilette et la cheminée et tu es parti en emportant tes bagages. Est-il besoin de te dire ce que j’ai pensé de toi durant les deux épouvantables journées qui ont suivi et que, malade, j’ai passées dans la solitude ? Est-il nécessaire de préciser que je me suis clairement rendu compte que je me déshonorerais à poursuivre ne serait-ce que la moindre relation avec le genre d’individu qu’à l’évidence tu étais ? Que je prenais conscience que le moment décisif était venu et que cette pensée m’était d’un immense soulagement ? Et que je savais qu’à l’avenir mon art et ma vie seraient plus libres, plus accomplis et plus beaux à tous égards ? Malade comme je l’étais, je me sentais toutefois soulagé. Que notre séparation fût irrévocable m’apaisait. Le mardi, je n’avais plus de fièvre et, pour la première fois, j’ai été en mesure de dîner au rez-de-chaussée. Le mercredi était le jour de mon anniversaire92. Parmi les télégrammes et les courriers déposés sur ma table, se trouvait une lettre dont je reconnus l’écriture : la tienne. Je l’ouvris en sentant la tristesse m’envahir. Je savais que le temps était révolu où une jolie phrase, une tournure affectueuse, un mot exprimant le chagrin m’auraient poussé à te reprendre. Mais tu m’avais abusé de bout en bout. Je t’avais sous-estimé. La lettre que tu m’as envoyée le jour de mon anniversaire répétait méthodiquement les deux scènes précédentes, habilement et soigneusement couchées noir sur blanc ! Tu m’y raillais à grand renfort de plaisanteries vulgaires. Ta seule satisfaction dans toute cette affaire était, selon toi, d’avoir regagné le Grand Hôtel et d’y avoir déjeuné à mes frais avant de repartir pour Londres. Tu m’as félicité d’avoir eu la prudence de quitter mon lit de malade pour m’empresser de dévaler l’escalier. « Ce fut un mauvais moment pour toi, écrivais-tu, bien pire que tu ne l’imagines. » Ah ! je ne m’en étais que trop bien rendu compte ! Ce que ces mots signifiaient vraiment, je l’ignorais : avais-tu sur toi le pistolet que tu t’étais acheté pour essayer de faire peur à ton père et avec lequel, alors que tu croyais qu’il n’était pas chargé, tu avais un jour, en ma présence et devant tout le monde, tiré dans un restaurant93 ? Ta main était-elle en train de se diriger vers un banal couteau de cuisine qui se trouvait par hasard sur la table qui nous séparait ? Oubliant dans ta fureur ta petite taille et tes faibles forces, avais-tu à l’esprit quelque insulte ou comptais-tu t’en prendre physiquement à moi alors que, malade, je gisais dans mon lit ? Je ne puis le dire. Et je l’ignore toujours. Tout ce que je sais est que j’étais en proie à un sentiment d’horreur extrême et que j’avais compris que, si je n’étais pas sorti immédiatement de la chambre, tu aurais commis, ou tenté de commettre, un acte qui aurait été, même pour toi, la source d’une honte éternelle. Je n’avais éprouvé qu’une seule fois dans ma vie un tel sentiment d’horreur face à un être humain. Ce fut lorsque, dans ma bibliothèque de Tite Street94, ton père qui agitait ses mains de gnome dans un accès de fureur épileptique, avec entre lui et moi un sbire ou un ami à lui, avait prononcé, planté devant moi, les paroles les plus immondes que pouvait concevoir un esprit aussi immonde que le sien et avait proféré en hurlant les menaces répugnantes qu’il mit plus tard à exécution avec tant de perfide habileté. En l’occurrence, bien entendu, c’est lui qui fut obligé de quitter la pièce le premier. Je l’ai mis à la porte.
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