C’est un beau rivage, paré des seules mains de la nature, vers lequel on tourne incessamment les yeux, et dont on se sent éloigner à regret. Quand les hommes innocents et vertueux aimaient à avoir les dieux pour témoins de leurs actions, ils habitaient ensemble sous les mêmes cabanes ; mais bientôt devenus méchants, ils se lassèrent de ces incommodes spectateurs et les reléguèrent dans des temples magnifiques. Ils les en chassèrent enfin pour s’y établir eux-mêmes, ou du moins les temples des dieux ne se distinguèrent plus des maisons des citoyens. Ce fut alors le comble de la dépravation ; et les vices ne furent jamais poussés plus loin que quand on les vit, pour ainsi dire, soutenus à l’entrée des palais des Grands sur des colonnes de marbre, et gravés sur des cha-piteaux corinthiens.
Tandis que les commodités de la vie se multiplient, que les arts se perfectionnent et que le luxe s’étend ; le vrai courage s’énerve, les vertus militaires s’évanouissent, et c’est encore l’ouvrage des sciences et de tous ces arts qui s’exercent dans l’ombre du cabinet. Quand les Goths ravagèrent la Grèce, toutes les bibliothèques ne furent sauvées du feu que par cette opinion semée par l’un d’entre eux, qu’il fallait laisser aux ennemis des meubles si propres à les détourner de l’exercice militaire et à les amuser à des occupations oisives et sédentaires. Charles VIII se vit maître de la Toscane et du royaume de Naples sans avoir presque tiré l’épée ; et toute sa cour attribua cette facilité inespérée à ce que les princes et la noblesse d’Italie s’amusaient plus à se rendre ingénieux et savants qu’ils ne s’exerçaient à devenir vigoureux et guerriers. En effet, dit l’homme de sens qui rapporte ces deux traits, tous les exemples nous apprennent qu’en cette martiale police et en toutes celles qui lui sont semblables, l’étude des sciences est bien plus propre à amollir et effé-
miner les courages qu’à les affermir et les animer.
Les Romains ont avoué que la vertu militaire s’était éteinte parmi eux à mesure qu’ils avaient commencé à se connaître en tableaux, en gravures, en vases d’orfèvrerie, et à cultiver les beaux-arts ; et comme si cette contrée fameuse était destinée à servir sans cesse d’exemple aux autres peuples, l’élévation des Médi-cis et le rétablissement des lettres ont fait tomber derechef et peut-être pour toujours cette réputation guerrière que l’Italie semblait voir recouvrée il y a quelques siècles.
Les anciennes républiques de la Grèce avec cette sagesse qui brillait dans la plupart de leurs institutions avaient interdit à leurs citoyens tous ces métiers tran-quilles et sédentaires qui, en affaissant et corrompant le corps, énervent sitôt la vigueur de l’âme. De quel œil, en effet, pense-t-on que puissent envisager la faim, 14
la soif, les fatigues, les dangers et la mort, des hommes que le moindre besoin ac-cable et que la moindre peine rebute ? Avec quel courage les soldats supporteront-ils des travaux excessifs dont ils n’ont aucune habitude ? Avec quel ardeur feront-ils des marches forcées sous des officiers qui n’ont même pas la force de voyager à cheval ? Qu’on ne m’objecte point la valeur renommée de tous ces modernes guerriers si savamment disciplinés. On me vante bien leur bravoure en un jour de bataille, mais on ne me dit point comment ils supportent l’excès de travail, comment ils résistent à la rigueur des saisons et aux intempéries de l’air. Il ne faut qu’un peu de soleil ou de neige, il ne faut que la privation de quelques superflui-tés pour fondre et détruire en peu de jours la meilleure de nos armées. Guerriers intrépides, souffrez une fois la vérité qu’il vous est si rare d’entendre ; vous êtes braves, je le sais ; vous eussiez triomphé avec Annibal à Cannes et à Trasimène ; César avec vous eût passé le Rubicon et asservi son pays ; mais ce n’est point avec vous que le premier eût traversé les Alpes, et que l’autre eût vaincu vos aïeux.
Les combats ne font pas toujours le succès de la guerre, et il est pour les géné-
raux un art supérieur à celui de gagner des batailles. Tel court au feu avec intrépidité, qui ne laisse pas d’être un très mauvais officier : dans le soldat même, un peu plus de force et de vigueur serait peut-être plus nécessaire que tant de bravoure qui ne le garantit pas de la mort ; et qu’importe à l’État que ses troupes périssent par la fièvre et le froid, ou par le fer de l’ennemi ?
Si la culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières, elle l’est encore plus aux qualités morales. C’est dès nos premières années qu’une éducation insensée orne notre esprit et corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des établissements immenses, où l’on élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs. Vos enfants ignoreront leur propre langue, mais ils en parleront d’autres qui ne sont en usage nulle part : ils sauront composer des vers qu’à peine ils pourront comprendre : sans savoir démê-
ler l’erreur de la vérité, ils posséderont l’art de les rendre méconnaissables aux autres par des arguments spécieux : mais ces mots de magnanimité, de tempé-
rance, d’humanité, de courage, ils ne sauront ce que c’est ; ce doux nom de patrie ne frappera jamais leur oreille ; et s’ils entendent parler de Dieu, ce sera moins pour le craindre que pour en avoir peur . J’aimerais autant, disait un sage, que mon écolier eût passé le temps dans un jeu de paume, au moins le corps en serait plus dispos. Je sais qu’il faut occuper les enfants, et que l’oisiveté est pour eux le danger le plus à craindre. Que faut-il donc qu’ils apprennent ? Voilà certes une belle question ! Qu’ils apprennent ce qu’ils doivent faire étant hommes ; et non ce qu’ils doivent oublier.
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Nos jardins sont ornés de statues et nos galeries de tableaux. Que penseriez-vous que représentent ces chefs-d’œuvre de l’art exposés à l’admiration publique ?
Les défenseurs de la patrie ? ou ces hommes plus grands encore qui l’ont enrichie par leurs vertus ? Non. Ce sont des images de tous les égarements du cœur et de la raison, tirées soigneusement de l’ancienne mythologie, et présentées de bonne heure à la curiosité de nos enfants ; sans doute afin qu’ils aient sous leurs yeux des modèles de mauvaises actions, avant même que de savoir lire.
D’où naissent tous ces abus, si ce n’est de l’inégalité funeste introduite entre les hommes par la distinction des talents et par l’avilissement des vertus ? Voilà l’effet le plus évident de toutes nos études, et la plus dangereuse de toutes leurs conséquences. On ne demande plus d’un homme s’il a de la probité, mais s’il a des talents ; ni d’un livre s’il est utile, mais s’il est bien écrit. Les récompenses sont prodiguées au bel esprit, et la vertu reste sans honneurs. Il y a mille prix pour les beaux discours, aucun pour les belles actions. Qu’on me dise, cependant, si la gloire attachée au meilleur des discours qui seront couronnés dans cette Acadé-
mie est comparable au mérite d’en avoir fondé le prix ?
Le sage ne court point après la fortune ; mais il n’est pas insensible à la gloire ; et quand il la voit si mal distribuée, sa vertu, qu’un peu d’émulation aurait animée et rendue avantageuse à la société, tombe en langueur, et s’éteint dans la misère et dans l’oubli.
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