Mes amis n'ont passé qu'un instant
dans ma vie. A la première passante nous nous sommes
abandonnés, non sans jalousie. Je me suis égaré dans
des alcôves sans échos, eux aussi ; j'ai cru à l'oubli profond du sommeil sur les seins des maîtresses, je me
suis laissé prendre à la tendresse du sphinx femelle,
eux aussi. Rien maintenant ne saurait reprendre pour
nous de la vie ancienne. Étrangers l'un à l'autre quand
nous sommes en présence, nous renaissons à cette communion de pensée de jadis dès que nous nous quittons.
Et le souvenir n'y est pour rien. Confronté à l'ami de jadis,
l'ami idéal évoqué dans la solitude demanderait à qui on
le compare et de quel droit ? lui, fiction née spontanément
de la mélancolique notion de l'étendue.
« Et maintenant je n'ai plus pour décors à mes actions
que les places publiques : place La Fayette, place des
Victoires, place Vendôme, place Dauphine, place de la
Concorde.
« Une poétique agoraphobie transforme mes nuits en
déserts et mes rêves en inquiétude.
« Je parle aujourd'hui devant une vitrine de postiches
et de peignes d'écaille et tandis que, machinalement, je
garnis cette maison de verre de têtes coupées et de tortues apathiques, un gigantesque rasoir du meilleur acier
prend la place d'une aiguille sur l'horloge de la petite
cervelle. Elle rase désormais les minutes sans les trancher.
« D'anciennes maîtresses modifient leur coiffure et je
ne les reconnaîtrai plus, mes amis quelque part avec
des inconnus boivent l'apéritif fatidique d'une débutante
affection.
« Je suis seul, capable encore et plus que jamais d'éprouver la passion. L'ennui, l'ennui que je cultive avec une
rigoureuse inconscience pare ma vie de l'uniformité d'où
jaillissent la tempête et la nuit et le soleil. »
Le coiffeur sortit à ce moment et, du seuil, considéra
le promeneur arrêté.
« Voulez-vous être rasé, monsieur, je rase doucement.
Mes instruments nickelés sont des lutins agiles. Ma
femme, la posticheuse aux cheveux couleur de palissandre, est renommée pour la délicatesse de son massage et son adresse à polir les ongles, entrez, entrez,
monsieur. »
Le fauteuil et la glace lui offrirent leur familière pénombre. Déjà la mousse emplissait le plat à barbe. Le
coiffeur apprêtait son blaireau. Il était deux heures du
matin, la nuit confondait les ombres des bustes de cire.
Les parfums de la boutique flottaient lourdement. La
mousse sur les bâtons de savon à barbe séchait en craquant...
(La liberté ou l'amour !)
DESTINÉE ARBITRAIRE
à Georges Malkine
Voici venir le temps des croisades.
Par la fenêtre fermée les oiseaux s'obstinent à parler
comme les poissons d'aquarium.
A la devanture d'une boutique
une jolie femme sourit.
Bonheur tu n'es que cire à cacheter
et je passe tel un feu follet.
Un grand nombre de gardiens poursuivent
un inoffensif papillon échappé de l'asile.
Il devient sous mes mains pantalon de dentelle
et ta chair d'aigle
ô mon rêve quand je vous caresse !
Demain on enterrera gratuitement
on ne s'enrhumera plus
on parlera le langage des fleurs
on s'éclairera de lumières inconnues à ce jour.
Mais aujourd'hui c'est aujourd'hui.
Je sens que mon commencement est proche
pareil aux blés de juin.
Gendarmes passez-moi les menottes.
Les statues se détournent sans obéir.
Sur leur socle j'inscrirai des injures et le nom de mon
pire ennemi.
Là-bas dans l'océan entre deux eaux
un beau corps de femme fait reculer les requins.
Ils montent à la surface se mirer dans l'air
et n'osent pas mordre aux seins
aux seins délicieux.
(C'est les bottes de 7 lieues
Cette phrase « Je me vois »)
LES GORGES FROIDES
à Simone
A la poste d'hier tu télégraphieras
que nous sommes bien morts avec les hirondelles.
Facteur, triste facteur, un cercueil sous ton bras
va-t'en porter ma lettre aux fleurs à tire d'elle.
La boussole est en os, mon cœur tu t'y fieras.
Quelque tibia marque le pôle et les marelles
pour amputés ont un sinistre aspect d'opéras.
Que pour mon épitaphe un dieu taille ses grêles !
C'est ce soir que je meurs, ma chère Tombe-Issoire,
ton regard le plus beau ne fut qu'un accessoire
de la machinerie étrange du bonjour.
Adieu ! Je vous aimai sans scrupule et sans ruse,
ma Folie-Méricourt, ma silencieuse intruse.
Boussole à flèche torse annonce le retour.
(C'est les bottes de 7 lieues
Cette phrase « Je me vois »)
LES GRANDS JOURS DU POÈTE
Les disciples de la lumière n'ont jamais inventé que des
ténèbres peu opaques.
La rivière roule un petit corps de femme et cela signifie
que la fin est proche.
La veuve en habits de noces se trompe de convoi.
Nous arriverons tous en retard à notre tombeau.
Un navire de chair s'enlise sur une petite plage. Le timonier invite les passagers à se taire.
Les flots attendent impatiemment. Plus Près de Toi ô
mon Dieu !
Le timonier invite les flots à parler. Ils parlent.
La nuit cachette ses bouteilles avec des étoiles et fait fortune dans l'exportation.
De grands comptoirs se construisent pour vendre des rossignols. Mais ils ne peuvent satisfaire les désirs de
la Reine de Sibérie qui veut un rossignol blanc.
Un commodore anglais jure qu'on ne le prendra plus à
cueillir la sauge la nuit entre les pieds des statues
de sel.
A ce propos une petite salière Cérébos se dresse avec
difficulté sur ses jambes fines.
Elle verse dans mon assiette ce qu'il me reste à vivre.
De quoi saler l'Océan Pacifique.
Vous mettrez sur ma tombe une bouée de sauvetage.
Parce qu'on ne sait jamais.
(C'est les bottes de 7 lieues
Cette phrase « Je me vois »)
JOURNAL D'UNE APPARITION
La vie nous réserve encore des surprises en dépit des
déceptions dont elle se montre prodigue à notre égard.
Le merveilleux consent encore à poser sur notre front
fatigué sa main gantée et à nous conduire dans des labyrinthes surprenants. Nous errons à sa suite parmi des
parterres de fleurs sanglantes, nous constatons de surnaturelles présences dans des pays incroyables. Mais vienne
le jour où tant de merveilles nous donnent enfin des ailes,
comme Icare nous mourons de notre fortune ou comme
Dédale nous atterrissons dans un pays moins beau et que
désormais nous nous obstinerons à considérer comme la
seule réalité.
Qu'on nous parle alors du labyrinthe fameux et des
aventures que nous y courûmes, nous hésiterons à le décrire
autrement que comme un songe creux.
Et, quelque jour, considérant les moignons brûlés de
ce qui fut nos ailes, témoignage des merveilles que nous
vîmes et instrument d'une pseudo-délivrance, nous nous
attendrirons sur nous-mêmes et nous maudirons le scepticisme du souvenir et la tendance de l'homme à confondre
le présent avec la réalité.
J'échapperai à cette déchéance. Le labyrinthe que j'ai
perdu, j'y pourrai rentrer à nouveau, j'y rentrerai un jour
proche ou lointain. Mais je me refuserai toujours à classer
parmi des hallucinations les visites nocturnes de *** ou
plutôt je me refuserai, le mot hallucination étant admis,
à le considérer comme une explication de ce qui pour le
vulgaire est peut-être un phénomène mais qui ne saurait
l'être pour moi.
*** est réellement venue chez moi. Je l'ai vue, je l'ai
entendue, j'ai senti son parfum et parfois même elle
m'a touché. Et puisque la vue, l'ouïe, l'odorat et le tact
se trouvent d'accord pour reconnaître sa présence, pourquoi douterais-je de sa réalité sans suspecter d'être de
faux-semblants les autres réalités communément reconnues et qui ne sont en définitive contrôlées que par les
mêmes sens ? Comment reconnaîtrai-je à ceux-ci le
pouvoir de m'éclairer dans certains cas et de m'abuser
dans d'autres ?
Il s'agit d'ailleurs moins pour moi de faire admettre
comme réels des faits normalement tenus pour illusoires
que de mettre sur le même plan le rêve et la réalité, me
souciant peu, au demeurant, que tout soit faux ou que
tout soit vrai.
DU 10 AU 16 NOVEMBRE 1926
Mes sommeils sont devenus plus lourds, plus profonds,
plus épais. Au réveil, j'ai non pas le souvenir des rêves
que j'ai faits mais le souvenir que j'ai rêvé, sans pouvoir
les préciser. Si je tente de les retrouver dans ma mémoire,
je me heurte à d'épaisses ténèbres dans lesquelles des
ombres imprécises font de grands gestes vagues. C'est
un état que je connais déjà pour l'avoir éprouvé à plusieurs
reprises, notamment à l'époque des « sommeils surréalistes ».
NUIT DU 16 NOVEMBRE 1926
Changement brusque dans la nuit du 16 novembre. Au
lieu du trou profond où je sombrais les nuits précédentes
quand je m'endormais, je flotte dans une somnolence
vague et euphorique. La nuit est très claire et mon atelier en est doucement éclairé. Bien qu'endormi et rêvant
sans pouvoir faire la part exacte du rêve et de la rêverie,
je garde la notion du décor. Vers deux heures du matin,
je m'éveille complètement.
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