C'est alors qu'« une épidémie de sommeils s'abattit sur les surréalistes ».

De tous ceux qui prennent part à ces séances, Robert Desnos est visiblement le plus doué : « Au café, dans le bruit des voix, la pleine lumière, les coudoiements, Robert Desnos n'a qu'à fermer les yeux, et il parle, et au milieu des bocks, des soucoupes, tout l'océan s'écroule avec ses fracas prophétiques et ses vapeurs ornées de longues oriflammes. Que ceux qui interrogent ce dormeur formidable l'aiguillent à peine et tout de suite la prédiction, le ton de la magie, celui de la révélation, celui de la révolution, le ton du fanatique et de l'apôtre surgissent... », a écrit jadis Aragon dans Une vague de rêves.

On a souvent évoqué cette période héroïque du surréalisme, on en a souvent discuté. Rappelons seulement ici que Desnos y est étroitement lié et qu'il l'illustre de façon typique. Discourant des heures entières, parlant et écrivant ses rêves ou se laissant aller, dans un état de parfaite vacuité mentale, au flux des mots livrés à leur vie propre, c'est-à-dire à leur déterminisme (plus rigoureux qu'il n'apparaît d'abord : les textes de Rrose Sélavy, comme les exercices de Langage cuit, le montrent), il est bien « le cavalier le plus avancé », comme le dira André Breton, sur ces terres nouvellement explorées. Une grande partie des poèmes qu'on lira dans ce recueil, surtout ceux contenus dans Corps et Biens, est sous le signe de ces expériences, et il n'est pas exagéré de prétendre que tout ce qu'a écrit Desnos pendant quelques années représente, de façon exemplaire, ce qu'a voulu être et faire le surréalisme entre 1922 et 1930. Est-ce à dire qu'il faille justifier cette œuvre par ces seules expériences, ne voir dans cette poésie que le produit plus ou moins élaboré de l'automatisme verbal et, par voie de conséquence, l'application fidèle des recettes d'une école ? Je ne le pense pas.

Desnos, dont la personnalité déborde les groupes et les écoles, a « traversé » un moment le surréalisme – rencontre éclatante et féconde avec d'autres hommes qui avaient, à ce moment, des préoccupations communes aux siennes. Mais le surréalisme, pas plus qu'aucun système, ne pouvait le retenir et le satisfaire complètement – surtout lorsque le mouvement entre dans sa période « raisonnante », c'est-à-dire en 1930. A ce moment, on le sait, Robert Desnos, avec quelques autres, se sépare bruyamment d'André Breton et de ses disciples. Le surréalisme, écrit-il, est « tombé dans le domaine public » : c'est bien dans « le domaine public »1 – le journalisme, la radio, la chanson, le cinéma (Desnos a laissé de nombreux scénarii de films), aussi bien que la poésie – qu'il continuera à en chercher les manifestations, surtout à vivre son aventure qui est celle d'un homme joueur de tout plus que celle d'un littérateur. Il a rencontré Youki. Le fantôme de la Mystérieuse, des Nuits sans amour, de Siramour, s'est enfin incarné en une femme qui sera jusqu'à la fin sa compagne fidèle. Ses amis sont innombrables : ils se nomment surtout Picasso, Paul Éluard, Jacques Prévert, Miró, André Masson, Raymond Queneau, le docteur Fraenkel, Armand Salacrou, Henri Jeanson, Jean-Louis Barrault, Georges Neveux, Georges Hugnet... tant d'autres que la liste pourrait en être encore longue.

Mobilisé en 1939, il est fait prisonnier quelque temps, puis peut rentrer à Paris où il continue d'écrire et de publier (plusieurs recueils, entre autres Fortunes, qui contiennent quelques-uns de ses meilleurs poèmes). Bientôt, il fait partie d'un réseau de résistance. On connaît la suite des événements – fatals à cet homme généreux et ingénu qui n'avait jamais su prendre ses précautions avec la vie : l'arrestation par la Gestapo, un matin du mois de février 1944, l'incarcération à Compiègne, puis le départ pour le camp de Buchenwald ; plus tard l'exode misérable à travers les villes concentrationnaires nazies jusqu'à celle de Térézine, en Tchécoslovaquie, où Robert Desnos arrive épuisé et bientôt en proie au typhus. A ce moment même, les SS lâchent enfin leurs victimes et s'enfuient devant les forces militaires alliées qui prennent possession du camp où agonisent deux ou trois cents moribonds. Malgré tous les soins qui lui sont donnés, Robert Desnos meurt le 8 juin 1945, après avoir été identifié par l'étudiant tchèque Josef Stuna et l'infirmière Alena Tesarova. Avec eux, jusqu'au dernier moment, il a pu parler de Paris, de sa femme, de ses amis, de la poésie. Il avait à peine quarante-cinq ans. Il était plein d'espoir et de projets.

 

Ce recueil comprend intégralement Corps et Biens et Fortunes, les deux plus importants volumes de poésie que Desnos ait publiés lui-même de son vivant. Nous y avons ajouté un choix fait dans ses autres livres, afin que le lecteur puisse connaître les divers aspects de son œuvre et en suivre le cheminement. On lira aussi quelques textes inédits, retrouvés grâce à Youki Desnos dans les manuscrits du poète. Des inédits, il en existe encore beaucoup. Le présent recueil, s'il contient l'essentiel de l'œuvre poétique de Robert Desnos, ne prétend donc pas réunir ses œuvres complètes.

 

RENÉ BERTELÉ

1. Nous ne pensons pas trahir Robert Desnos en donnant ce titre à ce recueil.

CORPS ET BIENS

(1930)

LE FARD DES ARGONAUTES

(1919)

Les putains de Marseille ont des sœurs océanes

Dont les baisers malsains moisiront votre chair.

Dans leur taverne basse un orchestre tzigane

Fait valser les péris au bruit lourd de la mer.

Navigateurs chantant des refrains nostalgiques,

Partis sur la galère ou sur le noir vapeur,

Espérez-vous d'un sistre ou d'un violon magique

Charmer les matelots trop enclins à la peur ?

La légende sommeille altière et surannée

Dans le bronze funèbre et dont le passé fit son trône

Des Argonautes qui voilà bien des années

Partirent conquérir l'orientale toison.

Sur vos tombes naîtront les sournois champignons

Que louangera Néron dans une orgie claudienne

Ou plutôt certain soir les vicieux marmitons

Découvriront vos yeux dans le corps des poissons.

Partez ! harpe éolienne gémit la tempête...

Ils partirent un soir semé de lys lunaires.

Leurs estomacs outrés tintaient tels des grelots

Ils berçaient de chansons obscènes leur colère

De rut inassouvi en paillards matelots...

Les devins aux bonnets pointus semés de lunes

Clamaient aux rois en vain l'oracle ésotérique

Et la mer pour rançon des douteuses fortunes

Se parait des joyaux des tyrans érotiques.

– Nous reviendrons chantant des hymnes obsolètes

Et les femmes voudront s'accoupler avec nous

Sur la toison d'or clair dont nous ferons conquête

Et les hommes voudront nous baiser les genoux.

Ah ! la jonque est chinoise et grecque la trirème

Mais la vague est la même à l'orient comme au nord

Et le vent colporteur des horizons extrêmes

Regarde peu la voile où s'assoit son essor.

Ils avaient pour esquif une vieille gabare

Dont le bois merveilleux énonçait des oracles.

Pour y entrer la mer ne trouvait pas d'obstacle.

Premier monta Jason, s'assit et tint la barre.

Mais Orphée sur la lyre attestait les augures ;

Corneilles et corbeaux hurlant rauque leur peine

De l'ombre de leur vol rayaient les sarcophages

Endormis au lointain de l'Égypte sereine.

Chaque fois qu'une vague épuisée éperdue

Se pâmait sur le ventre arrondi de l'esquif

Castor baisait Pollux chastement attentif

A l'appel des alcyons amoureux dans la nue.

Ils avaient pour rameur un alcide des foires

Qui depuis quarante ans traînait son caleçon

De défaites payées en faciles victoires

Sur des nabots ventrus ou sur de blancs oisons.

.....

Une à une, agonie harmonieuse et multiple,

Les vagues sont venues mourir contre la proue.

Les cygnes languissants ont fui les requins bleus,

La fortune est passée très vite sur sa roue.

Les cygnes languissants ont fui les requins bleus

Et les perroquets verts ont crié dans les cieux.

– Et mort le chant d'Éole et de l'onde limpide,

Lors nous te chanterons sur la lyre, ô Colchide.

Un demi-siècle avant une vieille sorcière

Avait égorgé là son bouc bi-centenaire.

En restait la toison pouilleuse et déchirée,

Pourrie par le vent pur et mouillée par la mer.

– Médée tu charmeras ce dragon venimeux

Et nous tiendrons le rang de ton bouc amoureux

Pour voir pâmer tes yeux dans ton masque sénile :

O ! tes reins épineux ô ! ton sexe stérile.

– J'endormirai pour vous le dragon vulgivague

Pour prendre la toison du bouc licornéen.

J'ai gardé de jadis une fleur d'oranger

Et mon doigt portera l'hyménéenne bague.

Mais la seule toison traînée par un quadrige

Servait de paillasson dans les cieux impudiques

A des cyclopes nus couleur de prune et de cerise :

Or nul d'entre eux ne vit le symbole ironique.

– Oh ! les flots choqueront des arêtes humaines

Les tibias des titans sont des ocarinas

Dans l'orphéon joyeux des stridentes sirènes

Mais nous mangerons l'or des juteux ananas.

Car nous incarnerons nos rêves mirifiques.

Qu'importe que Phœbus se plonge sous les flots !

Des rythmes vont surgir ô Vénus Atlantique

De la mer pour chanter la gloire des héros.

Ils mangèrent chacun deux biscuits moisissants

Et l'un d'eux psalmodia des chansons de Calabre

Qui suscitent la nuit les blêmes revenants

Et la danse macabre aux danseurs doux et glabres.

Ils revinrent chantant des hymnes obsolètes

Les femmes entr'ouvrant l'aisselle savoureuse

Sur la toison d'or clair s'offraient à leur conquête

Les maris présentaient de tremblantes requêtes

Et les enfants baisaient leurs sandales poudreuses.

– Nous vous ferons pareils au vieil Israélite

Qui menait sa nation par les mers spleenétiques

Et les juifs qui verront vos cornes symboliques

Citant Genèse et Décalogue et Pentateuque

Viendront vous demander le sens secret des rites.

Alors, sans gouvernail sans rameurs et sans voiles,

La nef Argo partit au fil des aventures

Vers la toison lointaine et chaude dont les poils

Traînaient sur l'horizon linéaire et roussi.

 

– Va-t'en, va-t'en, va-t'en, qu'un peuple ne t'entraîne

Qui voudrait, le goujat, fellateur clandestin,

Au phallus de la vie collant sa bouche blême,

Fût-ce de jours honteux prolonger son destin !

L'ODE A COCO

(1919)

Coco ! perroquet vert de concierge podagre,

Sur un ventre juché, ses fielleux monologues

Excitant aux abois la colère du dogue,

Fait surgir un galop de zèbres et d'onagres.

Cauchemar, son bec noir plongera dans un crâne

Et deux grains de soleil sous l'écorce paupière

Saigneront dans la nuit sur un édredon blanc.

L'amour d'une bigote a perverti ton cœur ;

Jadis gonflant ton col ainsi qu'un tourtereau,

Coco ! tu modulais au ciel de l'équateur

De sonores clameurs qui charmaient les perruches.

Vint le marin sifflant la polka périmée,

Vint la bigote obscène et son bonnet à ruches,

Puis le perchoir de bois dans la cage dorée :

Les refrains tropicaux désertèrent ta gorge.

Rastaquouère paré de criardes couleurs,

O général d'empire, ô métèque épatant,

Tu simules pour moi, grotesque voyageur,

Un aigle de lutrin perché sur un sextant.

 

Mais le cacatoès observait le persil,

Le bifteck trop saignant, la pot-bouille et la nuit,

Tandis qu'un chien troublait mon sommeil et la messe

Qui, par rauques abois, prétendait le funeste

Effrayer le soleil, la lune et les étoiles.

Coco ! cri avorté d'un coq paralytique,

Les poules en ont ri, volatiles tribades,

Des canards ont chanté qui se sont crus des cygnes,

Qui donc n'a pas voulu les noyer dans la rade ?

Qu'importe qu'un drapeau figé dans son sommeil

Serve de parapluie aux camelots braillards

Dont les cors font souffrir les horribles orteils :

Au vent du cauchemar claquent mes étendards.

Coco ! femme de Loth pétrifiée par Sodome,

De louches cuisiniers sont venus, se cachant,

Effriter ta statue pour épicer l'arôme

Des ragoûts et du vin des vieillards impuissants.

Coco ! fruit défendu des arbres de l'Afrique,

Les chimpanzés moqueurs en ont brisé des crânes

Et ces crânes polis d'anciens explorateurs

Illusionnent encor les insanes guenons.

Coco ! Petit garçon savoure ce breuvage,

La mer a des parfums de cocktails et d'absinthe,

Et les citrons pressés ont roulé sur les vagues ;

Avant peu les alcools délayant les mirages

Te feront piétiner par les pieds durs des bœufs.

La roulette est la lune et l'enjeu ton espoir,

Mais des grecs ont triché au poker des planètes,

Les sages du passé, terrés comme des loirs,

Ont vomi leur mépris aux pieds des proxénètes.

 

Les maelstroms gueulards charrieront des baleines

Et de blancs goélands noyés par les moussons.

La montagne fondra sous le vent des saisons,

Les ossements des morts exhausseront la plaine.

Le feu des Armadas incendiera la mer,

Les lourds canons de bronze entr'ouvriront les flots

Quand, seuls sur l'océan, quatre bouchons de liège

Défieront le tonnerre, effroi des matelots.

Coco ! la putain pâle aux fards décomposés

A reniflé ce soir tes étranges parfums.

Elle verra la vie brutale sans nausée

A travers la couleur orangée du matin.

Elle marchera sur d'humides macadams

Où des phallophories de lumières s'agitent ;

Sur les cours d'eau berceurs du nord de l'Amérique

Voguera sa pirogue agile, mais sans rame.

Les minarets blanchis d'un Alger idéal

Vers elle inclineront leur col de carafon

Pour verser dans son cœur mordu par les démons

L'ivresse des pensées captée dans les bocaux.

Sur ses talons Louis Quinze elle ira, décrochant

Les yeux révulsés des orbites des passants !

O le beau collier, ma mie,

Que ces yeux en ribambelle,

O le beau collier, ma mie,

Que ces têtes sans cervelle.

 

Nous jouerons au bilboquet

Sur des phallus de carton-pâte,

Danse Judas avec Pilate

Et Cendrillon avec Riquet.

Elle vivra, vivra marchant

En guignant de l'œil les boutiques

Où sur des tas d'or, souriant aux pratiques,

D'un peu plus chaque jour engraissent les marchands.

Elle vivra marchant,

Jusqu'à l'hospice ouvrant sa porte funéraire,

Jusqu'au berceau dernier, pirogue trop légère,

Sur l'ultime Achéron de ses regrets naissants.

Ou bien, dans un couvent de nonnes prostituées,

Abbesse au noir pouvoir vendra-t-elle la chair

Meurtrie par les baisers de ses sœurs impubères ?

Lanterne en fer forgé au seuil des lupanars,

Courtisanes coiffées du seigneurial hennin,

Tout le passé s'endort au grabat des putains

Comme un banquier paillard rongé par la vérole.

Saint Louis, jadis, sérieux comme un chien dans les quilles,

Régissait la rue chaude aimée des Toulousains,

Le clapier Saint-Merri, proche la même église,

Mêlait ses chants d'amour aux nocturnes tocsins.

La reine Marie Stuart obtint par grand' prière

Que d'un vocable orgiaque on fît Tire-Boudin,

J'aime beaucoup ces rues Tiron, Troussenonnains,

Où trafiquaient à l'enseigne des jarretières

Les filles aux doigts blancs, aux langues meurtrières.

 

Holà ! l'estaminet s'ouvre sur l'horizon,

Les buveurs ont vomi du vin rouge hier soir

Et ce matin, livide et crachant ses poumons,

Syphilitique est morte la putain sans gloire.

Que le vent gonfle donc la voile des galères

Car les flots ont échoué sur les grèves antiques

Des cadavres meurtris dédaignés des requins,

Les crabes ont mangé tous les cerveaux lyriques,

Une pieuvre s'acharne après un luth d'argent

Et crève un sac soyeux où sonnaient les sequins !

Tabac pour la concierge et coco pour la grue !

Je ne priserai pas la poudre consolante

Puisqu'un puissant opium s'exhale de mes nuits,

Que mes mains abusées ont déchiré parfois

La chair sanglante et chaude et vierge mais dolente !

Quels bouquets, chers pavots, dans les flacons limpides,

Quels décombres thébains et, Byzance orgueilleuse,

Les rêves accroupis sur le bord d'un Bosphore

Où nagent les amours cadencées et nombreuses.

J'ai des champs de pavots sournois et pernicieux

Qui, plus que toi Coco ! me bleuiront les yeux.

Sur Gomorrhe et Sodome aux ornières profondes,

J'ai répandu le sel fertilisant des ondes.

J'ai voulu ravager mes campagnes intimes,

Des forêts ont jailli pour recouvrir mes ruines.

Trois vies superposées ne pourraient pas suffire

A labeur journalier, en saccager l'empire.

 

Le poison de mon rêve est voluptueux et sûr

Et les fantasmes lourds de la drogue perfide

Ne produiront jamais dans un esprit lucide

L'horreur de trop d'amour et de trop d'horizon

Que pour moi voyageur font naître les chansons.

(Novembre 1919)

RROSE SÉLAVY1

(1922-1923)

1. L'auteur regrette ici de ne pouvoir citer le nom de l'initiateur à Rrose Sélavy sans le désobliger. Les esprits curieux pourront le déchiffrer au no 13.

 

1. Dans un temple en stuc de pomme le pasteur distillait le suc des psaumes.

 

2. Rrose Sélavy demande si les Fleurs du Mal ont modifié les mœurs du phalle : qu'en pense Omphale ?

 

3. Voyageurs, portez des plumes de paon aux filles de Pampelune.

 

4. La solution d'un sage est-elle la pollution d'un page ?

 

5. Je vous aime, ô beaux hommes vêtus d'opossum.

 

Question aux astronomes :

 

6. Rrose Sélavy inscrira-t-elle longtemps au cadran des astres le cadastre des ans ?

 

7. O mon crâne, étoile de nacre qui s'étiole.

 

8.