Dorothée sentit son cœur qui se serrait. Elle reconnaissait l’écriture de son père. La comtesse lui pressa la main. Elle vit que Raoul Davernoie la regardait avec un air de compassion, et, la figure inquiète, cherchant moins à comprendre les phrases qu’elle entendait qu’à deviner la fin de cette lettre, elle écouta.
« Mon cher Octave,
« Je vous rassurerai tout d’abord sur ma blessure. Ce n’est rien. Pas de complication à craindre. À peine, le soir, un peu de fièvre, qui déconcerte le major, mais tout cela passera, n’en parlons plus, et arrivons tout de suite à mon voyage à Bar-le-Duc.
« Octave, je vous dirai sans retard qu’il n’a pas été inutile, et qu’après de patientes recherches, j’ai fini par dénicher, entre des piles de bottes et ces amas d’objets inutiles qu’on emporte quand on se sauve, la précieuse médaille. Dès la fin de ma convalescence et lors de mon passage à Paris, je vous la montrerai. Mais, dès maintenant, et tout en gardant secrètes les indications gravées sur une des faces, je puis vous dire que l’autre face porte ces trois mots latins : In robore fortuna, trois mots qui peuvent se traduire ainsi : « La fortune est dans la fermeté d’âme », mais qui, par la présence du mot « robore » et malgré la différence d’orthographe, font sans doute allusion au château de Roborey où conséquemment serait cachée la fortune dont parlent nos légendes de famille.
« Ne voilà-t-il pas, mon cher Octave, un pas en avant dans la voie de la vérité ? Nous ferons mieux. Et peut-être y serons-nous aidés, de la façon la plus imprévue, par une jeune personne vraiment curieuse, avec laquelle je viens de passer quelques jours qui m’ont ravi… je veux dire ma chère petite Yolande.
« Vous savez, mon cher ami, que j’ai bien souvent regretté de n’avoir pas été le père que j’aurais voulu. Ma passion pour celle qui fut la mère de Yolande, mon chagrin de sa mort, ma vie errante durant les années qui suivirent, tout cela me tint éloigné de la modeste ferme que vous appelez une gentilhommière, et qui n’est plus, j’en suis sûr, qu’un monceau de ruines.
« Pendant ce temps, Yolande vivait sous la garde des fermiers, s’élevant elle-même, s’instruisant auprès du curé ou de l’instituteur, auprès de la nature surtout, aimant les bêtes, cultivant les fleurs, exubérante et très réfléchie. Plusieurs fois, au cours de mes visites à Argonne, elle m’avait étonné par son sens pratique et par son intelligence. Cette fois-ci, j’ai trouvé, dans l’ambulance de Bar-le-Duc, où elle s’est, de sa propre autorité, établie comme aide-infirmière, une jeune fille. Quinze ans à peine, et l’on n’imagine pas l’ascendant qu’elle exerce sur tous ceux qui l’entourent. Elle juge les événements comme une grande personne, elle se décide selon ses propres raisonnements, elle a une vision toujours juste de la réalité, non pas telle qu’on l’aperçoit, mais telle qu’elle est sous les apparences.
« Tu vois clair, lui disais-je. Tu as des yeux de chat qui se promène tranquillement dans les ténèbres.
« Mon cher Octave, quand la guerre sera finie, je vous amènerai Yolande et je vous assure que, avec nos amis, nous ferons de la bonne besogne… »
Le comte s’arrêta. Dorothée souriait tristement, émue par la tendresse et par l’admiration qui se dégageaient de cette lettre. Elle demanda :
« Ce n’est pas tout, n’est-ce pas ?
– En elle-même, répondit le comte, la lettre finit là. Datée du 15 janvier 1916, elle ne fut envoyée que le 30 ; je ne la reçus, moi, pour des raisons diverses, que trois semaines plus tard. Et j’appris par la suite que Jean d’Argonne avait eu, le soir même de ce 15 janvier, une crise de fièvre plus forte, de cette fièvre qui déroutait le major et qui indiquait l’infection subite de la blessure dont votre père est mort… ou du moins…
– Ou du moins ? demanda la jeune fille.
– Ou du moins dont votre père est mort officiellement, acheva le comte d’une voix plus basse.
– Qu’est-ce que vous dites ? Qu’est-ce que vous dites ? s’écria Dorothée. Mon père n’est pas mort de sa blessure ?
– Ce n’est pas certain… avança M. de Chagny.
– Mais alors, de quoi est-il mort ? Que prétendez-vous ? Que supposez-vous ? »
Chapitre V
L’assassinat du prince d’Argonne
Le comte se taisait.
Dorothée murmura anxieusement, avec cette appréhension que l’on éprouve à prononcer certaines paroles :
« Est-ce possible ?… On aurait tué… on aurait tué mon père ?…
– Tout porte à le croire.
– Et comment ?
– Le poison. »
Le coup était porté. La jeune fille pleurait. Le comte se pencha sur elle et lui dit :
« Lisez. Pour ma part, j’estime que votre père, entre deux accès de fièvre et de délire, a griffonné ces dernières pages. Quand il est mort, l’administration de l’ambulance, trouvant une lettre et une enveloppe toute prête, m’a expédié le tout sans en prendre connaissance. Regardez la fin… c’est une écriture de malade… tracée au hasard du crayon, et par un effort de volonté qui fléchissait à tout instant… »
Dorothée essuya ses larmes. Elle voulait savoir et juger par elle-même, et elle lut à demi-voix :
« Quel rêve… Mais est-ce bien un rêve ? Ce que j’ai vu cette nuit, l’ai-je vu dans un cauchemar ? Ou l’ai-je vu réellement ? Les autres blessés… mes voisins… personne ne s’est réveillé… Pourtant, l’homme… les hommes ont fait du bruit… Ils étaient deux… Ils causaient tout bas… dans le jardin… au-dessous d’une fenêtre… qui était sûrement entrouverte à cause de la chaleur… Et puis, cette fenêtre a été poussée… Pour cela il a fallu qu’un des deux… monte sur les épaules de l’autre. Que voulait-il ? Il a essayé de passer le bras… Mais la fenêtre touchait à la table de nuit… Et alors il a dû retirer sa veste… Malgré tout, la manche de sa chemise est restée accrochée et c’est le bras seul… le bras nu qui a passé… précédé par une main qui cherchait de mon côté… du côté du tiroir… Alors j’ai compris… La médaille se trouvait là… Ah ! comme j’aurais voulu crier ! Mais ma gorge s’étranglait… Et puis autre chose me terrifiait. La main tenait un flacon… Il y avait sur la table un verre d’eau pour moi, avec un médicament à prendre… La main a versé quelques gouttes du flacon dans le verre. Oh ! l’horreur !… Du poison, sans doute.
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