Du contrat social ou Principes du droit politique
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Les
Confessions (1782)
Les
rêveries du promeneur solitaire (1782)
Emile, ou
de l'Education (1762)
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Avertissement
Ce petit traité est extrait d’un ouvrage plus étendu, entrepris
autrefois sans avoir consulté mes forces, et abandonné depuis
longtemps. Des divers morceaux qu’on pouvait tirer de ce qui était
fait, celui-ci est le plus considérable, et m’a paru le moins
indigne d’être offert au public. Le reste n’est déjà plus.
Partie 1
Je veux chercher si, dans l’ordre civil, il peut y avoir quelque
règle d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels
qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être. Je tâcherai
d’allier toujours, dans cette recherche, ce que le droit permet
avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne
se trouvent point divisées.
J’entre en matière sans prouver l’importance de mon sujet. On me
demandera si je suis prince ou législateur pour écrire sur la
politique. Je réponds que non, et que c’est pour cela que j’écris
sur la politique. Si j’étais prince ou législateur, je ne perdrais
pas mon temps à dire ce qu’il faut faire ; je le ferais, ou je
me tairais.
Né citoyen d’un État libre, et membre du souverain, quelque
faible influence que puisse avoir ma voix dans les affaires
publiques, le droit d’y voter suffit pour m’imposer le devoir de
m’en instruire : heureux, toutes les fois que je médite sur
les gouvernements, de trouver toujours dans mes recherches de
nouvelles raisons d’aimer celui de mon pays !
Chapitre 1
Sujet de ce premier livre
L’homme est né libre, et partout il est dans les fers, Tel se
croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave
qu’eux. Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore.
Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir
résoudre cette question.
Si je ne considérais que la force et l’effet qui en dérive, je
dirais : « Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et
qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug,
et qu’il le secoue, il fait encore mieux : car, recouvrant sa
liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la
reprendre, ou on ne l’était point à la lui ôter ». Mais
l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les
autres. Cependant, ce droit ne vient point de la nature ; il
est donc fondé sur des conventions. Il s’agit de savoir quelles
sont ces conventions. Avant d’en venir là, je dois établir ce que
je viens d’avancer.
Chapitre 2
Des premières sociétés
La plus ancienne de toutes les sociétés, et la seule naturelle,
est celle de la famille : encore les enfants ne restent-ils
liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se
conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout.
Les enfants, exempts de l’obéissance qu’ils devaient au père ;
le père, exempt des soins qu’il devait aux enfants, rentrent tous
également dans l’indépendance. S’ils continuent de rester unis, ce
n’est plus naturellement, c’est volontairement ; et la famille
elle-même ne se maintient que par convention.
Cette liberté commune est une conséquence de la nature de
l’homme. Sa première loi est de veiller à sa propre conservation,
ses premiers soins sont ceux qu’il se doit à lui-même ; et
sitôt qu’il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens
propres à le conserver, devient par là son propre maître.
La famille est donc, si l’on veut, le premier modèle des
sociétés politiques : le chef est l’image du père, le peuple
est l’image des enfants ; et tous, étant nés égaux et libres,
n’aliènent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence
est que, dans la famille, l’amour du père pour ses enfants le paye
des soins qu’il leur rend ; et que, dans l’État, le plaisir de
commander supplée à cet amour que le chef n’a pas pour ses
peuples.
Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi en faveur de
ceux qui sont gouvernés : il cite l’esclavage en exemple. Sa
plus constante manière de raisonner est d’établir toujours le droit
par le fait (a). On pourrait employer une méthode plus conséquente,
mais non plus favorable aux tyrans.
Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain
appartient à une centaine d’hommes, ou si cette centaine d’hommes
appartient au genre humain : et il paraît, dans tout son
livre, pencher pour le premier avis : c’est aussi le sentiment
de Hobbes. Ainsi voilà l’espèce humaine divisée en troupeaux de
bétail, dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre est d’une nature supérieure à celle de son
troupeau, les pasteurs d’hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi
d’une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait,
au rapport de Philon, l’empereur Caligula, concluant assez bien de
cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples
étaient des bêtes.
Le raisonnement de ce Caligula revient à celui de Hobbes et de
Grotius. Aristote, avant eux tous, avait dit aussi que les hommes
ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour
l’esclavage et les autres pour la domination.
Aristote avait raison ; mais il prenait l’effet pour la
cause. Tout homme né dans l’esclavage naît pour l’esclavage, rien
n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers,
jusqu’au désir d’en sortir ; ils aiment leur servitude comme
les compagnons d’Ulysse aimaient leur abrutissement (b). S’il y a
donc, des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des
esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur
lâcheté les a perpétués.
Je n’ai rien dit du roi Adam, ni de, l’empereur Noé, père de
trois grands monarques qui se partagèrent l’univers, comme firent
les enfants de Saturne, qu’on a cru reconnaître en eux. J’espère
qu’on me saura gré de cette modération ; car, descendant
directement de l’un de ces princes, et peut-être de la branche
aînée, que sais-je si, par la vérification des titres, je ne me
trouverais point le légitime roi du genre humain ? Quoi qu’il
en soit, on ne peut disconvenir qu’Adam. n’ait été souverain du
monde, comme Robinson de son île, tant qu’il en fut le seul
habitant, et ce qu’il y avait de commode dans cet empire était que
le monarque, assuré sur son trône, n’avait à craindre ni rébellion,
ni guerres, ni conspirateurs.
Chapitre 3
Du droit du plus fort
Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le
maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en
devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement
en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous
expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance
physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de
ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de
volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence.
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