Plus cet effort augmente, plus la constitution
s’altère ; et comme il n’y a point ici d’autre volonté de
corps qui, résistant à celle du prince, fasse équilibre avec elle,
il doit arriver tôt ou tard que le prince opprime enfin le
souverain et rompe le traité social. C’est là le vice inhérent, et
inévitable qui, dès la naissance du corps politique, tend sans
relâche à le détruire, de même que la vieillesse et la mort
détruisent enfin le corps de l’homme.
Il y a deux voies générales par lesquelles un gouvernement
dégénère : savoir, quand il se resserre, ou quand l’État se
dissout.
Le gouvernement se resserre quand il passe du grand nombre au
petit, c’est-à-dire de la démocratie à l’aristocratie, et de
l’aristocratie à la royauté. C’est là son inclinaison naturelle
(a). S’il rétrogradait du petit nombre au grand, on pourrait dire
qu’il se relâche mais ce progrès inverse est impossible.
En effet, jamais le gouvernement ne change de forme que quand
son ressort usé le laisse trop affaibli pour pouvoir conserver la
sienne. Or, s’il se relâchait encore en s’étendant, sa force
deviendrait tout à fait nulle, et il subsisterait encore moins. Il
faut donc remonter et serrer le ressort à mesure qu’il cède ;
autrement l’État qu’il soutient tomberait en ruine.
Le cas de la dissolution de l’État peut arriver de deux
manières.
Premièrement, quand le prince n’administre plus l’État selon les
lois, et qu’il usurpe le pouvoir souverain. Alors il se fait un
changement remarquable ; c’est que, non pas le gouvernement,
mais l’État se resserre ; je veux dire que le grand État se
dissout, et qu’il s’en forme un autre dans celui-là, composé
seulement des membres du gouvernement, et qui n’est plus rien au
reste du peuple que son maître et son tyran. De sorte qu’à
l’instant que le gouvernement usurpe la souveraineté, le pacte
social est rompu ; et tous les simples citoyens, rentrés de
droit dans leur liberté naturelle, sont forcés, mais non pas
obligés d’obéir.
Le même cas arrive aussi quand les membres du gouvernement
usurpent séparément le pouvoir qu’ils ne doivent exercer qu’en
corps ; ce qui n’est pas une moindre infraction des lois, et
produit encore un plus grand désordre. Alors on a, pour ainsi dire,
autant de princes que de magistrats ; et l’État, non moins
divisé que le gouvernement, périt ou change de forme.
Quand l’État se dissout, l’abus du gouvernement, quel qu’il
soit, prend le nom commun d’anarchie. En distinguant, la démocratie
dégénère en ochlocratie 1, l’aristocratie en oligarchie :
j’ajouterais que la royauté dégénère en tyrannie, mais ce dernier
mot est équivoque et demande explication.
Dans le sens vulgaire, un tyran est un roi qui gouverne avec
violence et sans égard à la justice et aux lois. Dans le sens
précis, un tyran est un particulier qui s’arroge l’autorité royale
sans y avoir droit. C’est ainsi que les Grecs entendaient ce mot de
tyran ; ils le donnaient indifféremment aux bons et aux
mauvais princes dont l’autorité n’était pas légitime (a). Ainsi
tyran et usurpateur sont deux mots parfaitement synonymes.
Pour donner différents noms à différentes choses, j’appelle
tyran l’usurpateur de l’autorité royale, et despote l’usurpateur du
pouvoir souverain. Le tyran est celui qui s’ingère contre les lois
à gouverner selon les lois ; le despote est celui qui se met
au-dessus des lois mêmes. Ainsi le tyran peut n’être -pas despote,
mais le despote est toujours tyran.
Chapitre 11
De la mort du corps politique
Telle est la pente naturelle et inévitable des gouvernements les
mieux constitués. Si Sparte et Rome ont péri, quel État peut
espérer de durer toujours ? Si nous voulons former un
établissement durable, ne songeons donc point à le rendre éternel.
Pour réussir il ne faut pas tenter l’impossible, ni se flatter de
donner à l’ouvrage des hommes une solidité que les choses humaines
ne comportent pas.
Le corps politique, aussi bien que le corps de l’homme, commence
à mourir dès sa naissance et porte en lui-même les causes de sa
destruction. Mais l’un et l’autre peut avoir une constitution plus
ou moins robuste et propre à le conserver plus ou moins longtemps.
La constitution de l’homme est l’ouvrage de la nature ; celle
de l’État est l’ouvrage de l’art. Il ne dépend pas des hommes de
prolonger leur vie, il dépend d’eux de prolonger celle de l’État
aussi loin qu’il est possible, en lui donnant la meilleure
constitution qu’il puisse avoir. Le mieux constitué finira, mais
plus tard qu’un autre, si nul accident imprévu n’amène sa perte
avant le temps.
Le principe de la vie politique est dans l’autorité souveraine.
La puissance législative est le cœur de l’État, la puissance
exécutive en est le cerveau, qui donne le mouvement à toutes les
parties. Le cerveau peut tomber en paralysie et l’individu vivre
encore. Un homme reste imbécile et vit ; mais sitôt que le
cœur a cessé ses fonctions, l’animal est mort.
Ce n’est point par les lois que l’État subsiste, c’est par le
pouvoir législatif. La loi d’hier n’oblige pas aujourd’hui :
mais le consentement tacite est présumé du silence, et le souverain
est censé confirmer incessamment les lois qu’il n’abroge pas,
pouvant le faire. Tout ce qu’il a déclaré vouloir une fois, il le
veut toujours, à moins qu’il ne le révoque.
Pourquoi donc porte-t-on tant de respect aux anciennes
lois ? C’est pour cela même. On doit croire qu’il n’y a que
l’excellence des volontés antiques qui les ait pu conserver si
longtemps ; si le souverain ne les eût reconnues constamment
salutaires, il les eût mille fois révoquées. Voilà pourquoi, loin
de s’affaiblir, les lois acquièrent sans cesse une force nouvelle
dans tout État bien constitué ; le préjugé de l’antiquité les
rend chaque jour plus vénérables : au heu que partout où les
lois s’affaiblissent en vieillissant, cela prouve qu’il n’y a plus
de pouvoir législatif, et que l’État ne vit plus.
Chapitre 12
Comment se maintient l’autorité souveraine
Le souverain, n’ayant d’autre force que la puissance
législative, n’agit que par des lois ; et les lois n’étant que
des actes authentiques de la volonté générale, le souverain ne
saurait agir que quand le peuple est assemblé. Le peuple assemblé,
dira-t-on, quelle chimère ! C’est une chimère
aujourd’hui ; mais ce n’en était pas une il y a deux mille
ans. Les hommes ont-ils changé de nature ?
Les bornes du possible, dans les choses morales, sont moins
étroites que nous ne pensons ; ce sont nos faiblesses, nos
vices, nos préjugés, qui les rétrécissent. Les âmes basses ne
croient point aux grands hommes : de vils esclaves sourient
d’un air moqueur à ce mot de liberté.
Par ce qui s’est fait, considérons ce qui peut se faire. Je ne
parlerai pas des anciennes républiques de la Grèce ; mais la
république romaine était, ce me semble, un grand État et la ville
de Rome une grande ville. Le dernier cens donna dans Rome quatre
cent mille citoyens portant armes, et le dernier dénombrement de
l’empire plus de quatre millions de citoyens, sans compter les
sujets, les étrangers, les femmes, les enfants, les esclaves.
Quelle difficulté n’imaginerait-on pas d’assembler fréquemment
le peuple immense de cette capitale et de ces environs !
Cependant, il se passait peu de semaines que le peuple romain ne
fût assemblé, et même plusieurs fois.
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