Mais j’ai déjà dit qu’il n’y avait point de véritable démocratie.

Quand le choix et le sort se trouvent mêlés, le premier doit remplir les places qui demandent des talents propres, telles que les emplois militaires : l’autre con vient à celles où suffisent le bon sens, la justice, l’intégrité, telles que les charges de judicature, parce que, dans un État bien constitué, ces qualités sont communes à tous les citoyens.

Le sort ni les suffrages n’ont aucun lieu dans le gouvernement monarchique. Le monarque étant de droit seul prince et magistrat unique, le choix de ses lieutenants n’appartient qu’à lui. Quand l’abbé de Saint-Pierre proposait de multiplier les conseils du roi de France, et d’en élire les membres par scrutin, il ne voyait pas qu’il proposait de changer la forme du gouvernement lu.

Il me resterait à parler de la manière de donner et de recueillir les voix dans l’assemblée du peuple ; mais peut-être l’historique de la police romaine à cet égard expliquera-t-il plus sensiblement toutes les maximes que je pourrais établir. Il n’est pas indigne d’un lecteur judicieux de voir un peu en détail comment se traitaient les affaires publiques et particulières dans un conseil de deux cent mille hommes.

Chapitre 4 Des comices romains

Nous n’avons nuls monuments bien assurés des premiers temps de Rome ; il y a même grande apparence que la plupart des choses qu’on en débite sont des fables (a) et, en général, la partie la plus instructive des annales des peuples, qui est l’histoire de leur établissement, est celle qui nous manque le plus. L’expérience nous apprend tous les jours de quelles causes naissent les révolutions des empires : mais, comme il ne se forme plus de peuple, nous n’avons guère que des conjectures, pour expliquer comment ils se sont formés.

Les usages qu’on trouve établis attestent au moins qu’il y eut une origine à ces usages. Des traditions qui remontent à ces Origines,, celles qu’appuient les plus grandes autorités, et que de plus fortes raisons confirment, doivent passer pour les plus certaines. Voilà les maximes que j’ai tâché de suivre en recherchant comment le plus libre et le plus puissant peuple de la terre exerçait son pouvoir suprême.

Après la fondation de Rome, la république naissante, c’est-à-dire l’armée du fondateur, composée d’Albains, de Sabins et d’étrangers, fut divisée en trois classes qui, de cette division, prirent le nom de tribus. Chacune de ces tribus fut subdivisée en dix curies, et chaque curie en décuries, à la tête desquelles on mit des chefs appelés curions et décurions.

outre cela, on tira de chaque tribu un corps de cent cavaliers ou chevaliers, appelé centurie, par où l’on voit que ces divisions, peu nécessaires dans un bourg, n’étaient d’abord que militaires. Mais il semble qu’un instinct de grandeur portait la petite ville de Rome à se donner d’avance une police convenable à la capitale du monde.

De ce premier partage, résulta bientôt un inconvénient ; ’c’est que la tribu des Albains (a) et celle des Sabins (b) restant toujours au même état, tandis que celle des étrangers (c) croissait sans cesse par le concours perpétuel de ceux-ci, cette dernière ne tarda pas à surpasser les deux autres. Le remède que Servius trouva à ce dangereux abus fut de changer la division, et à celle des races, qu’il abolit, d’en substituer une autre tirée des lieux de la ville occupés par chaque tribu. Au lieu de trois tribus il en fit quatre, chacune desquelles occupait une des collines de Rome et en portait le nom Ainsi, remédiant à l’inégalité présente, il la prévint encore pour l’avenir ; et afin que cette division ne fût pas seulement de houx, mais d’hommes, il défendit aux habitants d’un quartier de passer dans un autre ; ce qui empêcha les races de se confondre.

Il doubla aussi les trois anciennes centuries de cavalerie, et y en ajouta douze autres, mais toujours tous les anciens noms ; moyen simple et judicieux, par lequel à acheva de distinguer le corps des chevaliers de celui du peuple, sans faire murmurer ce dernier.

A ces quatre tribus urbaines, Servius en ajouta quinze autres appelées tribus rustiques, parce qu’elles étaient formées des habitants de la campagne, partagés en autant de cantons. Dans la suite on en fit autant de nouvelles ; et le peuple romain se trouva enfin divisé en trente-cinq tribus, nombre auquel elles restèrent fixées jusqu’à la fin de la république.

De cette distinction des tribus de la ville et des tribus de la campagne résulta un effet digne d’être observé, parce qu’à n’y en a point d’autre exemple, et que Rome lui dut à la fois la conservation de ses mœurs et l’accroissement de son empire. On croirait que les tribus urbaines s’arrogèrent bientôt la puissance et les honneurs, et ne tardèrent pas d’avilir les tribus rustiques : ce fut tout le contraire. On connaît le goût des premiers Romains pour la vie champêtre. Ce goût leur venait du sage instituteur qui unit à la liberté les travaux rustiques et militaires, et relégua pour ainsi dire à la ville les arts, les métiers, l’intrigue, la fortune et l’esclavage.

Ainsi, tout ce que Rome avait d’illustre vivant aux champs et cultivant les terres, on s’accoutuma à ne chercher que là les soutiens de la république. Cet état, étant celui des plus dignes patriciens, fut honoré de tout le monde ; la vie simple et laborieuse des villageois fut préférée à la vie oisive et lâche des bourgeois de Rome ; et tel n’eût été qu’un malheureux prolétaire à la ville, qui, laboureur aux champs, devint un citoyen respecté. Ce n’est pas sans raison, disait Varron, que nos magnanimes ancêtres établirent au village la pépinière de ces robustes et vaillants hommes qui les défendaient en temps de guerre et les nourrissaient en temps de paix. Pline dit positivement que les tribus des champs étaient honorées à cause des hommes qui les composaient ; au lieu qu’on transférait par ignominie dans celles de la ville les lâches qu’on voulait avilir. Le Sabin Appius Claudius, étant venu s’établir à Rome, y fut comblé d’honneurs et inscrit dans une tribu rustique, qui prit dans la suite le nom de sa famille. Enfin, les affranchis entraient tous dans les tribus urbaines, jamais dans les rurales ; et il n’y a pas, durant toute la république, un seul exemple d’aucun de ces affranchis parvenu à aucune magistrature, quoique devenu citoyen.

Cette maxime était excellente ; mais elle fut poussée si loin, qu’il en résulta enfin un changement, et certainement un abus dans la police.

Premièrement, les censeurs, après s’être arrogé longtemps le droit de transférer arbitrairement les citoyens d’une tribu à l’autre, permirent à la plupart de se faire inscrire dans celle qui leur plaisait ; permission qui sûrement n’était bonne à rien, et ôtait un des grands ressorts de la censure. De plus, les grands et les puissants se faisant tous inscrire dans les tribus de la campagne, et les affranchis devenus citoyens restant avec la populace dans celles de la ville, les tribus, en général, n’eurent plus de lieu ni de territoire, mais toutes se trouvèrent tellement mêlées, qu’on ne pouvait plus discerner les membres de chacune que par les registres ; en sorte que l’idée du mot tribu passa ainsi du réel au personnel, ou plutôt devint presque une chimère.

Il arriva encore que les tribus de la ville, étant plus à portée, se trouvèrent souvent les plus fortes dans les comices, et vendirent l’État à ceux qui daignaient acheter les suffrages de la canaille qui les composait.

A l’égard des curies, l’instituteur, en ayant fait dix en chaque tribu, tout le peuple romain, alors renfermé dans les murs de la ville, se trouva composé de trente curies, dont chacune avait ses temples, ses dieux, ses officiers, ses prêtres et ses fêtes, appelées compitalia, semblables aux paganalia, qu’eurent dans la suite les tribus rustiques.

Au nouveau partage de Servius, ce nombre de trente ne pouvant se répartir également, dans ses quatre tribus, il n’y voulut point toucher ; et les curies, indépendantes des tribus, devinrent une autre division des habitants de Rome ; mais il ne fut point question de curies, ni dans les tribus rustiques ni dans le peuple qui les composait, parce que les tribus étant devenues un établissement purement civil, et une autre police ayant été introduite pour la levée des troupes, les divisions militaires de Romulus se trouvèrent superflues. Ainsi, quoique tout citoyen fût inscrit dans une tribu, il -s’en fallait de beaucoup que chacun ne le fût dans une curie. Servius fit encore une troisième division, qui n’avait

aucun rapport aux deux précédentes, et devint, par ses effets, la plus importante de toutes. Il distribua tout le peuple romain en six classes, qu’il ne distingua ni par le lieu ni par les hommes, mais par biens ; en sorte que les premières classes étaient remplies par les riches, les dernières par les pauvres, et les moyennes par ceux qui jouissaient d’une fortune médiocre. Ces six classes étaient subdivisées en cent quatre-vingt-treize autres corps, appelés centuries ; et ces corps étaient tellement distribués, que la première classe en comprenait, seule, plus de la moitié, et la dernière n’en formait qu’un seul. Il se trouva ainsi que la classe la moins nombreuse en hommes l’était le plus en centuries, et que la dernière classe entière n’était comptée que pour une subdivision, bien qu’elle contînt seule plus de là moitié des habitants de Rome.

Afin que le peuple pénétrât moins les conséquences de cette dernière forme, Servius affecta de lui donner un air militaire : il inséra dans la seconde classe deux centuries d’armuriers, et deux d’instruments de guerre dans la quatrième : dans chaque classe, excepté la dernière, il distingua les jeunes et les vieux, c’est-à-dire ceux qui étaient obligés de porter les armes, et ceux que leur âge en exemptait par les lois ; distinction qui, plus que celle des biens, produisit la nécessité de recommencer souvent le cens ou dénombrement ; enfin, il voulut que l’assemblée se tînt au champ de Mars, et que tous ceux qui étaient en âge de servir y vinssent avec leurs armes.

La raison pour laquelle il ne suivit pas dans la dernière classe cette même division des jeunes et des vieux, c’est qu’on n’accordait point à la populace, dont elle était composée, l’honneur de porter les armes pour la patrie ; il fallait avoir des foyers pour obtenir le droit de les défendre : et, de ces innombrables troupes de gueux dont brillent aujourd’hui les armées des rois, il n’y en a pas un peut-être qui n’eût été chassé avec dédain d’une cohorte romaine, quand les soldats étaient les défenseurs de la liberté.

On distingua pourtant encore, dans la dernière classe, les prolétaires de ceux qu’on appelait capite cens ! . Les premiers, non tout à fait réduits à rien, donnaient au moins des citoyens à l’État, quelquefois même des soldats dans les besoins pressants. Pour ceux qui n’avaient rien du tout et qu’on ne pouvait dénombrer que par leurs têtes, ils étaient tout à fait regardés comme nuls, et Marius fut le premier qui daigna les enrôler.

Sans décider ici si ce troisième dénombrement était bon ou mauvais en lui-même, je crois pouvoir affirmer qu’il n’y avait que les mœurs simples des premiers Romains, leur désintéressement, leur goût pour l’agriculture, leur. mépris pour le commerce et pour l’ardeur du gain, qui pussent le rendre praticable. Où est le peuple moderne chez lequel la dévorante avidité, l’esprit inquiet, l’intrigue, les déplacements continuels, les perpétuels révolutions des fortunes, pussent laisser durer vingt ans un pareil établissement sans bouleverser tout l’État ? Il faut même bien remarquer que les mœurs et la censure, plus fortes que cette institution, en corrigèrent le vice à Rome, et que tel riche se vit relégué dans la classe des pauvres pour avoir trop étalé sa richesse.

De tout ceci l’on peut comprendre aisément pourquoi il n’est presque jamais fait mention que de cinq classes, quoiqu’il y en eût réellement six. La sixième, ne fournissant ni soldats à l’armée, ni votants au champ de Mars (a) et n’étant presque d’aucun usage dans la république, était rarement comptée pour quelque chose.

Telles furent les différentes divisions du peuple romain.