et au second aussi grand qu’il est possible ; en sorte
que chaque citoyen soit dans une parfaite indépendance de tous les
autres, et dans une excessive dépendance de la cité : ce qui
se fait toujours par les mêmes moyens ; car il n’y a que la
force de l’État qui fasse la liberté de ses membres. C’est de ce
deuxième rapport que naissent les lois civiles.
On peut considérer une troisième sorte de relation entre l’homme
et la loi, savoir, celle de la désobéissance à la peine ; et
celle-ci donne lieu à l’établissement des lois criminelles, qui,
dans le fond, sont moins une espèce particulière de lois que la
sanction de toutes les autres.
À ces trois sortes de lois il s’en joint une quatrième, la plus
importante de toutes, qui ne se grave ni sur le marbre, ni sur
l’airain, mais dans les cœurs des citoyens ; qui fait la
véritable constitution de l’État ; qui prend tous les Jours de
nouvelles forces ; qui, lorsque les autres lois vieillissent
ou s’éteignent, les ranime ou les supplée, conserve un peuple dans
l’esprit de son institution, et substitue insensiblement la force
de l’habitude à celle de l’autorité. Je parle des mœurs, des
coutumes, et surtout de l’opinion ; partie inconnue à nos
politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes les
autres ; partie dont le grand législateur s’occupe en secret,
tandis qu’il paraît se borner à des règlements particuliers, qui ne
sont que le cintre de la voûte, dont les mœurs, plus lentes à
naître, forment enfin l’inébranlable clef.
Entre ces diverses classes, les lois politiques, qui constituent
la forme du gouvernement, sont la seule relative à mon sujet.
Partie 3
Avant de parler des diverses formes de gouvernement, tâchons de
fixer le sens précis de ce mot qui n’a pas encore été fort bien
expliqué.
Chapitre 1
Du gouvernement en général
J’avertis le lecteur que ce chapitre doit être lu posément, et
que je ne sais pas l’art d’être clair pour qui ne veut pas être
attentif.
Toute action libre a deux causes qui concourent à la
produire : l’une morale, savoir : la volonté qui
détermine l’acte ; l’autre physique, savoir : la
puissance qui l’exécute. Quand je marche vers un objet, il faut
premièrement que j’y veuille aller ; en second lieu, que mes
pieds m’y portent. Qu’un paralytique veuille courir, qu’un homme
agile ne le veuille pas, tous deux resteront en place. Le corps
politique a les mêmes, mobiles : on y distingue de même la
force et la volonté ; celle-ci sous le nom de puissance
législative, l’autre sous le nom de puissance exécutive. Rien ne
s’y fait ou ne doit s’y faire sans leur concours.
Nous avons vu que la puissance législative appartient au peuple,
et ne peut appartenir qu’à lui. Il est aisé de voir, au contraire,
par les principes ci-devant établis, que la puissance exécutive ne
peut appartenir à la généralité comme législatrice ou souveraine,
parce que cette puissance ne consiste qu’en des actes particuliers
qui ne sont point du ressort de la loi, ni par conséquent de celui
du souverain, dont tous les actes ne peuvent être que des lois.
Il faut donc à la force publique un agent propre qui la réunisse
et la mette en œuvre selon les directions de la volonté générale,
qui serve à la communication de l’État et du souverain, qui fasse
en quelque sorte dans la personne publique ce que fait dans l’homme
l’union de l’âme et du corps. Voilà quelle est, dans l’État, la
raison du gouvernement, confondu mal à propos avec le souverain,
dont il n’est que le ministre.
Qu’est-ce donc que le gouvernement ? Un corps intermédiaire
établi entre les sujets et le souverain pour leur mutuelle
correspondance, chargé de l’exécution des lois et du maintien de la
liberté tant civile que politique.
Les membres de ce corps s’appellent magistrats ou rois,
c’est-à-dire gouverneurs et le corps entier porte le nom de prince
(a). Ainsi ceux qui prétendent que l’acte par lequel un peuple se
soumet à des chefs n’est point un contrat ont grande raison. Ce
n’est absolument qu’une commission, un emploi, dans lequel, simples
officiers du souverain, ils exercent en son nom le pouvoir dont il
les a faits dépositaires, et qu’il peut limiter, modifier et
reprendre quand il lui plaît. L’aliénation d’un tel droit, étant
incompatible avec la nature du corps social, est contraire au but
de l’association.
J’appelle donc gouvernement ou suprême administration,
l’exercice légitime de la puissance exécutive, et prince ou
magistrat, l’homme ou le corps chargé de cette administration.
C’est dans le gouvernement que se trouvent les forces
intermédiaires, dont les rapports composent celui du tout au tout
du souverain à l’État. On peut représenter ce dernier rapport par
celui des extrêmes d’une proportion continue, dont la moyenne
proportionnelle est le gouvernement. Le gouvernement reçoit du
souverain les ordres qu’il donne au peuple ; et, pour que
l’État soit dans un bon équilibre, il faut, tout compensé, qu’il y
ait égalité entre le produit ou la puissance du gouvernement pris
en lui-même, et le produit ou la puissance des citoyens, qui sont
souverain d’un côté et sujets de l’autre.
De plus, on ne saurait altérer aucun des trois termes sans
rompre à l’instant la proportion. Si le souverain veut gouverner,
ou si le magistrat veut donner des lois, ou si les sujets refusent
d’obéir, le désordre succède à la règle, la force et la volonté
n’agissent plus de concert, et l’État dissous tombe ainsi dans le
despotisme ou dans l’anarchie. Enfin, comme il n’y a qu’une moyenne
proportionnelle entre chaque rapport, il n’y a non plus qu’un bon
gouvernement possible dans un État : mais, comme mille
événements peuvent changer les rapports d’un peuple, non seulement
différents gouvernements peuvent être bons à divers peuples, mais
au même peuple en différents temps.
Pour tâcher de donner une idée des divers rapports qui peuvent
régner entre ces deux extrêmes, je prendrai pour exemple le nombre
du peuple, comme un rapport plus facile à exprimer.
Supposons que l’État soit composé de dix mille citoyens. Le
souverain ne peut être considéré que collectivement et en
corps ; mais chaque particulier, en qualité de sujet, est
considéré comme individu : ainsi le souverain est au sujet
comme dix mille est à un ; c’est-à-dire que chaque membre de
l’État n’a pour sa part que la dix-millième partie de l’autorité
souveraine, quoiqu’il lui soit soumis tout entier. Que le peuple
soit composé de cent mille hommes, l’état des sujets ne change pas,
et chacun porte également tout l’empire des lois, tandis que son
suffrage, réduit à un cent-millième, a dix fois moins d’influence
dans leur rédaction. Alors, le sujet, restant toujours un, le
rapport du souverain augmente en raison du nombre des citoyens.
D’où il suit que, plus l’État s’agrandit, plus la liberté
diminue.
Quand je dis que le rapport augmente, j’entends qu’il s’éloigne
de l’égalité. Ainsi, plus le rapport est grand dans l’acception des
géomètres, moins il y a de rapport dans l’acception commune :
dans la première, le rapport, considéré selon la quantité, se
mesure par l’exposant ; et dans l’autre, considéré selon
l’identité, il s’estime par la similitude.
Or, moins les volontés particulières se rapportent à la volonté
générale, c’est-à-dire les mœurs aux lois, plus la force réprimante
doit augmenter. Donc le gouvernement, pour être bon, doit être
relativement plus fort à mesure que le peuple est plus
nombreux.
D’un autre côté, l’agrandissement de l’État donnant aux
dépositaires de l’autorité publique plus de tentations et de moyens
d’abuser de leur pouvoir, plus le gouvernement doit avoir de force
pour contenir le peuple, plus le souverain doit en avoir à son tour
pour contenir le gouvernement. Je ne parle pas ici d’une force
absolue, mais de la force relative des diverses parties de
l’État.
Il suit de ce double rapport que la proportion continue entre le
souverain, le prince et le peuple, n’est point une idée arbitraire,
mais une conséquence nécessaire de la nature du corps politique. Il
suit encore que l’un des extrêmes, savoir le peuple, comme sujet,
étant fixe et représenté par l’unité, toutes les fois que la raison
doublée augmente ou diminue, la raison simple augmente ou diminue
semblablement, et que par conséquent le moyen terme est changé. Ce
qui fait voir qu’il n’y a pas une constitution de gouvernement
unique et absolue, mais qu’il peut y avoir autant de gouvernements
différents en nature que d’États différents en grandeur.
Si, tournant ce système en ridicule, on disait que, pour trouver
cette moyenne proportionnelle et former le corps du gouvernement,
il ne faut, selon moi, que tirer la racine carrée du nombre du
peuple, je répondrais que je ne prends ici ce nombre que pour un
exemple ; que les rapports dont je parle ne se mesurent pas
seulement par le nombre des hommes, mais en général par la quantité
d’action, laquelle se combine par des multitudes de causes ;
qu’au reste, si pour m’exprimer en moins de paroles, j’emprunte un
moment des termes de géométrie, je n’ignore pas cependant que la
précision géométrique n’a point lieu dans les quantités
morales.
Le gouvernement est en petit ce que le corps politique qui le
renferme est en grand. C’est une personne morale douée de certaines
facultés, active comme le souverain, passive comme l’État, et qu’on
peut décomposer en d’autres rapports semblables d’où naît par
conséquent une nouvelle proportion une autre encore dans celle-ci,
selon l’ordre des tribunaux, jusqu’à ce qu’on arrive à un moyen
terme indivisible, c’est-à-dire à un seul chef ou magistrat
suprême, qu’on peut se représenter, au milieu de cette progression,
comme l’unité entre la série des fractions et celles des
nombres.
Sans nous embarrasser dans cette multiplication de termes,
contentons-nous de considérer le gouvernement comme un nouveau
corps dans l’État, distinct du peuple et du souverain, et
intermédiaire entre l’un et l’autre.
Il y a cette différence essentielle entre ces deux corps, que
l’État existe par lui-même, et que le gouvernement n’existe que par
le souverain. Ainsi la volonté dominante du prince n’est ou ne doit
être que la volonté générale ou la loi ; sa force n’est que la
force publique concentrée en lui : sitôt qu’il veut tirer de
lui-même quelque acte absolu et indépendant, la liaison du tout
commence à se relâcher. S’il arrivait enfin que le prince eût une
volonté particulière plus active que celle du souverain, et qu’il
usât, pour obéir à cette volonté particulière, de la force publique
qui est dans ses mains, en sorte qu’on eût, pour ainsi dire, deux
souverains, l’un de droit et l’autre de fait, à l’instant l’union
sociale s’évanouirait, et le corps politique serait dissous.
Cependant, pour que le corps du gouvernement ait une existence,
une vie réelle qui le distingue du corps de l’État ; pour que
tous ses membres puissent agir de concert et répondre à la fin pour
laquelle il est institué, il lui faut un moi particulier, une
sensibilité commune à ses membres, une force, une volonté propre
qui tende à sa conservation. Cette existence particulière suppose
des assemblées, des conseils, un pouvoir de délibérer, de résoudre,
des droits, des titres, des privilèges qui appartiennent au prince
exclusivement, et qui rendent la condition du magistrat plus
honorable à proportion qu’elle est plus pénible. Les difficultés
sont dans la manière d’ordonner dans le tout, ce tout subalterne,
de sorte qu’il n’altère point la constitution générale en
affermissant la sienne ; qu’il distingue toujours sa force
particulière, destinée à sa propre conservation, de la force
publique, destinée à la conservation de l’État, et qu’en un mot il
soit toujours prêt à sacrifier le gouvernement au peuple, et non le
peuple au gouvernement.
D’ailleurs, bien que le corps artificiel du gouvernement soit
l’ouvrage d’un autre corps artificiel, et qu’il n’ait, en quelque
sorte, qu’une vie empruntée et subordonnée, cela n’empêche pas
qu’il ne puisse agir avec plus ou moins de vigueur ou de célérité,
jouir, pour ainsi dire, d’une santé plus ou moins robuste. Enfin,
sans s’éloigner directement du but de son institution, il peut s’en
écarter plus ou moins, selon la manière dont il est constitué.
C’est de toutes ces différences que naissent les rapports divers
que le gouvernement doit avoir avec le corps de l’État, selon les
rapports accidentels et particuliers par lesquels ce même État est
modifié.
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