Hé
bien ! vous voyez, vous ne l’avez pas remercié pour
l’Asti », ajouta mon grand-père en se tournant vers ses deux
belles-sœurs. « Comment, nous ne l’avons pas remercié ?
je crois, entre nous, que je lui ai même tourné cela assez
délicatement », répondit ma tante Flora. « Oui, tu as
très bien arrangé cela : je t’ai admirée », dit ma tante
Céline. – « Mais toi, tu as été très bien aussi. » –
« Oui j’étais assez fière de ma phrase sur les voisins
aimables. » – « Comment, c’est cela que vous appelez
remercier ! s’écria mon grand-père. J’ai bien entendu cela,
mais du diable si j’ai cru que c’était pour Swann. Vous pouvez être
sûres qu’il n’a rien compris. » – « Mais voyons, Swann
n’est pas bête, je suis certaine qu’il a apprécié. Je ne pouvais
cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et le prix du
vin ! » Mon père et ma mère restèrent seuls, et
s’assirent un instant ; puis mon père dit : « Hé
bien ! si tu veux, nous allons monter nous coucher. » –
« Si tu veux, mon ami, bien que je n’aie pas l’ombre de
sommeil ; ce n’est pas cette glace au café si anodine qui a pu
pourtant me tenir si éveillée ; mais j’aperçois de la lumière
dans l’office et puisque la pauvre Françoise m’a attendue, je vais
lui demander de dégrafer mon corsage pendant que tu vas te
déshabiller. » Et ma mère ouvrit la porte treillagée du
vestibule qui donnait sur l’escalier. Bientôt, je l’entendis qui
montait fermer sa fenêtre. J’allai sans bruit dans le
couloir ; mon cœur battait si fort que j’avais de la peine à
avancer, mais du moins il ne battait plus d’anxiété, mais
d’épouvante et de joie. Je vis dans la cage de l’escalier la
lumière projetée par la bougie de maman. Puis je la vis elle-même,
je m’élançai. À la première seconde, elle me regarda avec
étonnement, ne comprenant pas ce qui était arrivé. Puis sa figure
prit une expression de colère, elle ne me disait même pas un mot,
et en effet pour bien moins que cela on ne m’adressait plus la
parole pendant plusieurs jours. Si maman m’avait dit un mot,
ç’aurait été admettre qu’on pouvait me reparler et d’ailleurs cela
peut-être m’eût paru plus terrible encore, comme un signe que
devant la gravité du châtiment qui allait se préparer, le silence,
la brouille, eussent été puérils. Une parole c’eût été le calme
avec lequel on répond à un domestique quand on vient de décider de
le renvoyer ; le baiser qu’on donne à un fils qu’on envoie
s’engager alors qu’on le lui aurait refusé si on devait se
contenter d’être fâché deux jours avec lui. Mais elle entendit mon
père qui montait du cabinet de toilette où il était allé se
déshabiller, et, pour éviter la scène qu’il me ferait, elle me dit
d’une voix entrecoupée par la colère : « Sauve-toi,
sauve-toi, qu’au moins ton père ne t’ait vu ainsi attendant comme
un fou ! » Mais je lui répétais : « Viens me
dire bonsoir », terrifié en voyant que le reflet de la bougie
de mon père s’élevait déjà sur le mur, mais aussi usant de son
approche comme d’un moyen de chantage et espérant que maman, pour
éviter que mon père me trouvât encore là si elle continuait à
refuser, allait me dire : « Rentre dans ta chambre, je
vais venir. » Il était trop tard, mon père était devant nous.
Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne
n’entendit : « Je suis perdu ! »
Il n’en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des
permissions qui m’avaient été consenties dans les pactes plus
larges octroyés par ma mère et ma grand’mère, parce qu’il ne se
souciait pas des « principes » et qu’il n’y avait pas
avec lui de « Droit des gens ». Pour une raison toute
contingente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier
moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu’on ne
pouvait m’en priver sans parjure, ou bien, comme il avait encore
fait ce soir, longtemps avant l’heure rituelle, il me disait :
« Allons, monte te coucher, pas d’explication ! »
Mais aussi, parce qu’il n’avait pas de principes (dans le sens de
ma grand’mère), il n’avait pas à proprement parler
d’intransigeance. Il me regarda un instant d’un air étonné et
fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots
embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit : « Mais va
donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n’as pas envie de
dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n’ai besoin de
rien. » – « Mais, mon ami, répondit timidement ma mère,
que j’aie envie ou non de dormir, ne change rien à la chose, on ne
peut pas habituer cet enfant… » – « Mais il ne s’agit
pas d’habituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien
que ce petit a du chagrin, il a l’air désolé, cet enfant ;
voyons, nous ne sommes pas des bourreaux ! Quand tu l’auras
rendu malade, tu seras bien avancée ! Puisqu’il y a deux lits
dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit
et couche pour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui
ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher. »
On ne pouvait pas remercier mon père ; on l’eût agacé par
ce qu’il appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un
mouvement ; il était encore devant nous, grand, dans sa robe
de nuit blanche sous le cachemire de l’Inde violet et rose qu’il
nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des névralgies, avec le
geste d’Abraham dans la gravure d’après Benozzo Gozzoli que m’avait
donnée M. Swann, disant à Sarah qu’elle a à se départir du côté
d’Isaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier
où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis
longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je
croyais devoir durer toujours, et de nouvelles se sont édifiées
donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je
n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont
devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que
mon père a cessé de pouvoir dire à maman : « Va avec le
petit. » La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais
pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien
percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de
contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me
retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé ;
et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage
autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de
couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le
jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner
dans le silence du soir.
Maman passa cette nuit-là dans ma chambre ; au moment où je
venais de commettre une faute telle que je m’attendais à être
obligé de quitter la maison, mes parents m’accordaient plus que je
n’eusse jamais obtenu d’eux comme récompense d’une belle action.
Même à l’heure où elle se manifestait par cette grâce, la conduite
de mon père à mon égard gardait ce quelque chose d’arbitraire et
d’immérité qui la caractérisait, et qui tenait à ce que
généralement elle résultait plutôt de convenances fortuites que
d’un plan prémédité. Peut-être même que ce que j’appelais sa
sévérité, quand il m’envoyait me coucher, méritait moins ce nom que
celle de ma mère ou de ma grand’mère, car sa nature, plus
différente en certains points de la mienne que n’était la leur,
n’avait probablement pas deviné jusqu’ici combien j’étais
malheureux tous les soirs, ce que ma mère et ma grand’mère savaient
bien ; mais elles m’aimaient assez pour ne pas consentir à
m’épargner de la souffrance, elles voulaient m’apprendre à la
dominer afin de diminuer ma sensibilité nerveuse et fortifier ma
volonté. Pour mon père, dont l’affection pour moi était d’une autre
sorte, je ne sais pas s’il aurait eu ce courage : pour une
fois où il venait de comprendre que j’avais du chagrin, il avait
dit à ma mère : « Va donc le consoler. » Maman resta
cette nuit-là dans ma chambre et, comme pour ne gâter d’aucun
remords ces heures si différentes de ce que j’avais eu le droit
d’espérer, quand Françoise, comprenant qu’il se passait quelque
chose d’extraordinaire en voyant maman assise près de moi, qui me
tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui
demanda : « Mais Madame, qu’a donc Monsieur à pleurer
ainsi ? » maman lui répondit : « Mais il ne
sait pas lui-même, Françoise, il est énervé ; préparez-moi
vite le grand lit et montez vous coucher. » Ainsi, pour la
première fois, ma tristesse n’était plus considérée comme une faute
punissable mais comme un mal involontaire qu’on venait de
reconnaître officiellement, comme un état nerveux dont je n’étais
pas responsable ; j’avais le soulagement de n’avoir plus à
mêler de scrupules à l’amertume de mes larmes, je pouvais pleurer
sans péché.
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