Quand
on se rapprochait et qu’on pouvait apercevoir le reste de la tour
carrée et à demi détruite qui, moins haute, subsistait à côté de
lui, on était frappé surtout du ton rougeâtre et sombre des
pierres ; et, par un matin brumeux d’automne, on aurait dit,
s’élevant au-dessus du violet orageux des vignobles, une ruine de
pourpre presque de la couleur de la vigne vierge.
Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand’mère me
faisait arrêter pour le regarder. Des fenêtres de sa tour, placées
deux par deux les unes au-dessus des autres, avec cette juste et
originale proportion dans les distances qui ne donne pas de la
beauté et de la dignité qu’aux visages humains, il lâchait,
laissait tomber à intervalles réguliers des volées de corbeaux qui,
pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les vieilles
pierres qui les laissaient s’ébattre sans paraître les voir,
devenues tout d’un coup inhabitables et dégageant un principe
d’agitation infinie, les avait frappés et repoussés. Puis, après
avoir rayé en tous sens le velours violet de l’air du soir,
brusquement calmés ils revenaient s’absorber dans la tour, de
néfaste redevenue propice, quelques-uns posés çà et là, ne semblant
pas bouger, mais happant peut-être quelque insecte, sur la pointe
d’un clocheton, comme une mouette arrêtée avec l’immobilité d’un
pêcheur à la crête d’une vague. Sans trop savoir pourquoi, ma
grand’mère trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette absence de
vulgarité, de prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et
croire riches d’une influence bienfaisante la nature quand la main
de l’homme ne l’avait pas, comme faisait le jardinier de ma
grand’tante, rapetissée, et les œuvres de génie. Et sans doute,
toute partie de l’église qu’on apercevait la distinguait de tout
autre édifice par une sorte de pensée qui lui était infuse, mais
c’était dans son clocher qu’elle semblait prendre conscience
d’elle-même, affirmer une existence individuelle et responsable.
C’était lui qui parlait pour elle. Je crois surtout que,
confusément, ma grand’mère trouvait au clocher de Combray ce qui
pour elle avait le plus de prix au monde, l’air naturel et l’air
distingué. Ignorante en architecture, elle disait : « Mes
enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il n’est peut-être pas
beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je
suis sûre que s’il jouait du piano, il ne jouerait pas
sec. » Et en le regardant, en suivant des yeux la
douce tension, l’inclinaison fervente de ses pentes de pierre qui
se rapprochaient en s’élevant comme des mains jointes qui prient,
elle s’unissait si bien à l’effusion de la flèche, que son regard
semblait s’élancer avec elle ; et en même temps elle souriait
amicalement aux vieilles pierres usées dont le couchant n’éclairait
plus que le faîte et qui, à partir du moment où elles entraient
dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière, paraissaient
tout d’un coup montées bien plus haut, lointaines, comme un chant
repris « en voix de tête » une octave au-dessus.
C’était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les
occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue de la
ville, leur figure, leur couronnement, leur consécration. De ma
chambre, je ne pouvais apercevoir que sa base qui avait été
recouverte d’ardoises ; mais quand, le dimanche, je les
voyais, par une chaude matinée d’été, flamboyer comme un soleil
noir, je me disais : « Mon Dieu ! neuf heures !
il faut se préparer pour aller à la grand’messe si je veux avoir le
temps d’aller embrasser tante Léonie avant », et je savais
exactement la couleur qu’avait le soleil sur la place, la chaleur
et la poussière du marché, l’ombre que faisait le store du magasin
où maman entrerait peut-être avant la messe, dans une odeur de
toile écrue, faire emplette de quelque mouchoir que lui ferait
montrer, en cambrant la taille, le patron qui, tout en se préparant
à fermer, venait d’aller dans l’arrière-boutique passer sa veste du
dimanche et se savonner les mains qu’il avait l’habitude, toutes
les cinq minutes, même dans les circonstances les plus
mélancoliques, de frotter l’une contre l’autre d’un air
d’entreprise, de partie fine et de réussite.
Quand après la messe, on entrait dire à Théodore d’apporter une
brioche plus grosse que d’habitude parce que nos cousins avaient
profité du beau temps pour venir de Thiberzy déjeuner avec nous, on
avait devant soi le clocher qui, doré et cuit lui-même comme une
plus grande brioche bénie, avec des écailles et des égouttements
gommeux de soleil, piquait sa pointe aiguë dans le ciel bleu. Et le
soir, quand je rentrais de promenade et pensais au moment où il
faudrait tout à l’heure dire bonsoir à ma mère et ne plus la voir,
il était au contraire si doux, dans la journée finissante, qu’il
avait l’air d’être posé et enfoncé comme un coussin de velours brun
sur le ciel pâli qui avait cédé sous sa pression, s’était creusé
légèrement pour lui faire sa place et refluait sur ses bords ;
et les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui semblaient
accroître son silence, élancer encore sa flèche et lui donner
quelque chose d’ineffable.
Même dans les courses qu’on avait à faire derrière l’église, là
où on ne la voyait pas, tout semblait ordonné par rapport au
clocher surgi ici ou là entre les maisons, peut-être plus émouvant
encore quand il apparaissait ainsi sans l’église. Et certes, il y
en a bien d’autres qui sont plus beaux vus de cette façon, et j’ai
dans mon souvenir des vignettes de clochers dépassant les toits,
qui ont un autre caractère d’art que celles que composaient les
tristes rues de Combray. Je n’oublierai jamais dans une curieuse
ville de Normandie voisine de Balbec, deux charmants hôtels du
XVIIIe siècle, qui me sont à beaucoup d’égards chers et
vénérables et entre lesquels, quand on la regarde du beau jardin
qui descend des perrons vers la rivière, la flèche gothique d’une
église qu’ils cachent s’élance, ayant l’air de terminer, de
surmonter leurs façades, mais d’une matière si différente, si
précieuse, si annelée, si rose, si vernie, qu’on voit bien qu’elle
n’en fait pas plus partie que de deux beaux galets unis, entre
lesquels elle est prise sur la plage, la flèche purpurine et
crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle et glacé d’émail.
Même à Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je
sais une fenêtre où on voit après un premier, un second et même un
troisième plan fait des toits amoncelés de plusieurs rues, une
cloche violette, parfois rougeâtre, parfois aussi, dans les plus
nobles « épreuves » qu’en tire l’atmosphère, d’un noir
décanté de cendres, laquelle n’est autre que le dôme Saint-Augustin
et qui donne à cette vue de Paris le caractère de certaines vues de
Rome par Piranesi. Mais comme dans aucune de ces petites gravures,
avec quelque goût que ma mémoire ait pu les exécuter, elle ne put
mettre ce que j’avais perdu depuis longtemps, le sentiment qui nous
fait non pas considérer une chose comme un spectacle, mais y croire
comme en un être sans équivalent, aucune d’elles ne tient sous sa
dépendance toute une partie profonde de ma vie, comme fait le
souvenir de ces aspects du clocher de Combray dans les rues qui
sont derrière l’église. Qu’on le vît à cinq heures, quand on allait
chercher les lettres à la poste, à quelques maisons de soi, à
gauche, surélevant brusquement d’une cime isolée la ligne de faîte
des toits ; que si, au contraire, on voulait entrer demander
des nouvelles de MmeSazerat, on suivît des yeux cette
ligne redevenue basse après la descente de son autre versant en
sachant qu’il faudrait tourner à la deuxième rue après le
clocher ; soit qu’encore, poussant plus loin, si on allait à
la gare, on le vît obliquement, montrant de profil des arêtes et
des surfaces nouvelles comme un solide surpris à un moment inconnu
de sa révolution ; ou que, des bords de la Vivonne, l’abside
musculeusement ramassée et remontée par la perspective semblât
jaillir de l’effort que le clocher faisait pour lancer sa flèche au
cœur du ciel ; c’était toujours à lui qu’il fallait revenir,
toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons d’un pinacle
inattendu, levé devant moi comme le doigt de Dieu dont le corps eût
été caché dans la foule des humains sans que je le confondisse pour
cela avec elle. Et aujourd’hui encore si, dans une grande ville de
province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un
passant qui m’a « mis dans mon chemin » me montre au
loin, comme un point de repère, tel beffroi d’hôpital, tel clocher
de couvent levant la pointe de son bonnet ecclésiastique au coin
d’une rue que je dois prendre, pour peu que ma mémoire puisse
obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance avec la
figure chère et disparue, le passant, s’il se retourne pour
s’assurer que je ne m’égare pas, peut, à son étonnement,
m’apercevoir qui, oublieux de la promenade entreprise ou de la
course obligée, reste là, devant le clocher, pendant des heures,
immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des
terres reconquises sur l’oubli qui s’assèchent et se
rebâtissent ; et sans doute alors, et plus anxieusement que
tout à l’heure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche
encore mon chemin, je tourne une rue… mais… c’est dans mon
cœur…
En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin
qui, retenu à Paris par sa profession d’ingénieur, ne pouvait, en
dehors des grandes vacances, venir à sa propriété de Combray que du
samedi soir au lundi matin. C’était un de ces hommes qui, en dehors
d’une carrière scientifique où ils ont d’ailleurs brillamment
réussi, possèdent une culture toute différente, littéraire,
artistique, que leur spécialisation professionnelle n’utilise pas
et dont profite leur conversation. Plus lettrés que bien des
littérateurs (nous ne savions pas à cette époque que M. Legrandin
eût une certaine réputation comme écrivain et nous fûmes très
étonnés de voir qu’un musicien célèbre avait composé une mélodie
sur des vers de lui), doués de plus de « facilité » que
bien des peintres, ils s’imaginent que la vie qu’ils mènent n’est
pas celle qui leur aurait convenu et apportent à leurs occupations
positives soit une insouciance mêlée de fantaisie, soit une
application soutenue et hautaine, méprisante, amère et
consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et
fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et désenchanté,
d’une politesse raffinée, causeur comme nous n’en avions jamais
entendu, il était aux yeux de ma famille, qui le citait toujours en
exemple, le type de l’homme d’élite, prenant la vie de la façon la
plus noble et la plus délicate. Ma grand’mère lui reprochait
seulement de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre,
de ne pas avoir dans son langage le naturel qu’il y avait dans ses
cravates lavallière toujours flottantes, dans son veston droit
presque d’écolier. Elle s’étonnait aussi des tirades enflammées
qu’il entamait souvent contre l’aristocratie, la vie mondaine, le
snobisme, « certainement le péché auquel pense saint Paul
quand il parle du péché pour lequel il n’y a pas de
rémission. »
L’ambition mondaine était un sentiment que ma grand’mère était
si incapable de ressentir et presque de comprendre, qu’il lui
paraissait bien inutile de mettre tant d’ardeur à la flétrir. De
plus, elle ne trouvait pas de très bon goût que M. Legrandin, dont
la sœur était mariée près de Balbec avec un gentilhomme
bas-normand, se livrât à des attaques aussi violentes contre les
nobles, allant jusqu’à reprocher à la Révolution de ne les avoir
pas tous guillotinés.
– Salut, amis ! nous disait-il en venant à notre
rencontre. Vous êtes heureux d’habiter beaucoup ici ; demain
il faudra que je rentre à Paris, dans ma niche.
– Oh ! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique
et déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes il y a
dans ma maison toutes les choses inutiles. Il n’y manque que le
nécessaire, un grand morceau de ciel comme ici. Tâchez de garder
toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit garçon,
ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous avez une jolie âme, d’une
qualité rare, une nature d’artiste, ne la laissez pas manquer de ce
qu’il lui faut.
Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si
Mme Goupil était arrivée en retard à la messe, nous
étions incapables de la renseigner. En revanche nous ajoutions à
son trouble en lui disant qu’un peintre travaillait dans l’église à
copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyée
aussitôt chez l’épicier, était revenue bredouille par la faute de
l’absence de Théodore à qui sa double profession de chantre ayant
une part de l’entretien de l’église, et de garçon épicier donnait,
avec des relations dans tous les mondes, un savoir universel.
– Ah ! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit
déjà l’heure d’Eulalie.
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