Chaque fois que je suis allé à
Jouy-le-Vicomte, j’ai bien vu un bout du canal, puis quand j’avais
tourné une rue j’en voyais un autre, mais alors je ne voyais plus
le précédent. J’avais beau les mettre ensemble par la pensée, cela
ne me faisait pas grand effet. Du clocher de Saint-Hilaire c’est
autre chose, c’est tout un réseau où la localité est prise.
Seulement on ne distingue pas d’eau, on dirait de grandes fentes
qui coupent si bien la ville en quartiers, qu’elle est comme une
brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont déjà
découpés. Il faudrait pour bien faire être à la fois dans le
clocher de Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte.
Le curé avait tellement fatigué ma tante qu’à peine était-il
parti, elle était obligée de renvoyer Eulalie.
– Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d’une voix faible,
en tirant une pièce d’une petite bourse qu’elle avait à portée de
sa main, voilà pour que vous ne m’oubliiez pas dans vos
prières.
– Ah ! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois,
vous savez bien que ce n’est pas pour cela que je viens !
disait Eulalie avec la même hésitation et le même embarras, chaque
fois, que si c’était la première, et avec une apparence de
mécontentement qui égayait ma tante mais ne lui déplaisait pas, car
si un jour Eulalie, en prenant la pièce, avait un air un peu moins
contrarié que de coutume, ma tante disait :
– Je ne sais pas ce qu’avait Eulalie ; je lui ai
pourtant donné la même chose que d’habitude, elle n’avait pas l’air
contente.
– Je crois qu’elle n’a pourtant pas à se plaindre,
soupirait Françoise, qui avait une tendance à considérer comme de
la menue monnaie tout ce que lui donnait ma tante pour elle ou pour
ses enfants, et comme des trésors follement gaspillés pour une
ingrate les piécettes mises chaque dimanche dans la main d’Eulalie,
mais si discrètement que Françoise n’arrivait jamais à les voir. Ce
n’est pas que l’argent que ma tante donnait à Eulalie, Françoise
l’eût voulu pour elle. Elle jouissait suffisamment de ce que ma
tante possédait, sachant que les richesses de la maîtresse du même
coup élèvent et embellissent aux yeux de tous sa servante ; et
qu’elle, Françoise, était insigne et glorifiée dans Combray,
Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les nombreuses fermes de ma
tante, les visites fréquentes et prolongées du curé, le nombre
singulier des bouteilles d’eau de Vichy consommées. Elle n’était
avare que pour ma tante ; si elle avait géré sa fortune, ce
qui eût été son rêve, elle l’aurait préservée des entreprises
d’autrui avec une férocité maternelle. Elle n’aurait pourtant pas
trouvé grand mal à ce que ma tante, qu’elle savait incurablement
généreuse, se fût laissée aller à donner, si au moins ç’avait été à
des riches. Peut-être pensait-elle que ceux-là, n’ayant pas besoin
des cadeaux de ma tante, ne pouvaient être soupçonnés de l’aimer à
cause d’eux. D’ailleurs offerts à des personnes d’une grande
position de fortune, à MmeSazerat, à M. Swann, à M.
Legrandin, à Mme Goupil, à des personnes « de même
rang » que ma tante et qui « allaient bien
ensemble », ils lui apparaissaient comme faisant partie des
usages de cette vie étrange et brillante des gens riches qui
chassent, se donnent des bals, se font des visites et qu’elle
admirait en souriant. Mais il n’en allait plus de même si les
bénéficiaires de la générosité de ma tante étaient de ceux que
Françoise appelait « des gens comme moi, des gens qui ne sont
pas plus que moi » et qui étaient ceux qu’elle méprisait le
plus à moins qu’ils ne l’appelassent « Madame Françoise »
et ne se considérassent comme étant « moins qu’elle ». Et
quand elle vit que, malgré ses conseils, ma tante n’en faisait qu’à
sa tête et jetait l’argent – Françoise le croyait du moins – pour
des créatures indignes, elle commença à trouver bien petits les
dons que ma tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires
prodiguées à Eulalie. Il n’y avait pas dans les environs de Combray
de ferme si conséquente que Françoise ne supposât qu’Eulalie eût pu
facilement l’acheter, avec tout ce que lui rapporteraient ses
visites. Il est vrai qu’Eulalie faisait la même estimation des
richesses immenses et cachées de Françoise. Habituellement, quand
Eulalie était partie, Françoise prophétisait sans bienveillance sur
son compte. Elle la haïssait, mais elle la craignait et se croyait
tenue, quand elle était là, à lui faire « bon visage ».
Elle se rattrapait après son départ, sans la nommer jamais à vrai
dire, mais en proférant, en oracles sibyllins, des sentences d’un
caractère général telles que celles de l’Ecclésiaste, mais dont
l’application ne pouvait échapper à ma tante. Après avoir regardé
par le coin du rideau si Eulalie avait refermé la porte :
« Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et
ramasser les pépettes ; mais patience, le bon Dieu les punit
toutes par un beau jour », disait-elle, avec le regard latéral
et l’insinuation de Joas pensant exclusivement à Athalie quand il
dit :
Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.
Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite
interminable avait épuisé les forces de ma tante, Françoise sortait
de la chambre derrière Eulalie et disait :
– Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air
beaucoup fatiguée.
Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui
semblait devoir être le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais à
peine Françoise était-elle descendue que quatre coups donnés avec
la plus grande violence retentissaient dans la maison et ma tante,
dressée sur son lit, criait :
– Est-ce qu’Eulalie est déjà partie ? Croyez-vous que
j’ai oublié de lui demander si Mme Goupil était arrivée
à la messe avant l’élévation ! Courez vite après
elle !
Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie.
– C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La
seule chose importante que j’avais à lui demander !
Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours identique,
dans la douce uniformité de ce qu’elle appelait avec un dédain
affecté et une tendresse profonde, son « petit
traintrain ». Préservé par tout le monde, non seulement à la
maison, où chacun ayant éprouvé l’inutilité de lui conseiller une
meilleure hygiène, s’était peu à peu résigné à le respecter, mais
même dans le village où, à trois rues de nous, l’emballeur, avant
de clouer ses caisses, faisait demander à Françoise si ma tante ne
« reposait pas » – ce traintrain fut pourtant troublé une
fois cette année-là. Comme un fruit caché qui serait parvenu à
maturité sans qu’on s’en aperçût et se détacherait spontanément,
survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine. Mais ses
douleurs étaient intolérables, et comme il n’y avait pas de
sage-femme à Combray, Françoise dut partir avant le jour en
chercher une à Thiberzy. Ma tante, à cause des cris de la fille de
cuisine, ne put reposer, et Françoise, malgré la courte distance,
n’étant revenue que très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère
me dit-elle dans la matinée : « Monte donc voir si ta
tante n’a besoin de rien. » J’entrai dans la première pièce
et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchée sur le côté, qui
dormait ; je l’entendis ronfler légèrement. J’allais m’en
aller doucement, mais sans doute le bruit que j’avais fait était
intervenu dans son sommeil et en avait « changé la
vitesse », comme on dit pour les automobiles, car la musique
du ronflement s’interrompit une seconde et reprit un ton plus bas,
puis elle s’éveilla et tourna à demi son visage que je pus voir
alors ; il exprimait une sorte de terreur ; elle venait
évidemment d’avoir un rêve affreux ; elle ne pouvait me voir
de la façon dont elle était placée, et je restais là ne sachant si
je devais m’avancer ou me retirer ; mais déjà elle semblait
revenue au sentiment de la réalité et avait reconnu le mensonge des
visions qui l’avaient effrayée ; un sourire de joie, de pieuse
reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins cruelle
que les rêves, éclaira faiblement son visage, et avec cette
habitude qu’elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-même
quand elle se croyait seule, elle murmura : « Dieu soit
loué ! nous n’avons comme tracas que la fille de cuisine qui
accouche. Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave était
ressuscité et qu’il voulait me faire faire une promenade tous les
jours ! » Sa main se tendit vers son chapelet qui était
sur la petite table, mais le sommeil recommençant ne lui laissa pas
la force de l’atteindre : elle se rendormit, tranquillisée, et
je sortis à pas de loup de la chambre sans qu’elle ni personne eût
jamais appris ce que j’avais entendu.
Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares, comme cet
accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune
variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours
identiques à des intervalles réguliers, n’introduisaient au sein de
l’uniformité qu’une sorte d’uniformité secondaire. C’est ainsi que
tous les samedis, comme Françoise allait dans l’après-midi au
marché de Roussainville-le-Pin, le déjeuner était, pour tout le
monde, une heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris
l’habitude de cette dérogation hebdomadaire à ses habitudes,
qu’elle tenait à cette habitude-là autant qu’aux autres. Elle y
était si bien « routinée », comme disait Françoise, que
s’il lui avait fallu un samedi, attendre pour déjeuner l’heure
habituelle, cela l’eût autant « dérangée » que si elle
avait dû, un autre jour, avancer son déjeuner à l’heure du samedi.
Cette avance du déjeuner donnait d’ailleurs au samedi, pour nous
tous, une figure particulière, indulgente, et assez sympathique.
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