Vous, vous ne
m’avez jamais fait de peine ! Aussi je vous aimerai
toujours. » Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand
je serais grand, de ne pas imiter la vie insensée des autres hommes
et, même à Paris, les jours de printemps, au lieu d’aller faire des
visites et écouter des niaiseries, de partir dans la campagne voir
les premières aubépines.
Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout
le reste de la promenade qu’on faisait du côté de Méséglise. Ils
étaient perpétuellement parcourus, comme par un chemineau
invisible, par le vent qui était pour moi le génie particulier de
Combray. Chaque année, le jour de notre arrivée, pour sentir que
j’étais bien à Combray, je montais le retrouver qui courait dans
les sayons et me faisait courir à sa suite. On avait toujours le
vent à côté de soi du côté de Méséglise, sur cette plaine bombée où
pendant des lieues il ne rencontre aucun accident de terrain. Je
savais que Mlle Swann allait souvent à Laon passer
quelques jours et, bien que ce fût à plusieurs lieues, la distance
se trouvant compensée par l’absence de tout obstacle, quand, par
les chauds après-midi, je voyais un même souffle, venu de l’extrême
horizon, abaisser les blés les plus éloignés, se propager comme un
flot sur toute l’immense étendue et venir se coucher, murmurant et
tiède, parmi les sainfoins et les trèfles, à mes pieds, cette
plaine qui nous était commune à tous deux semblait nous rapprocher,
nous unir, je pensais que ce souffle avait passé auprès d’elle, que
c’était quelque message d’elle qu’il me chuchotait sans que je
pusse le comprendre, et je l’embrassais au passage. À gauche était
un village qui s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon
le curé). Sur la droite, on apercevait par delà les blés les deux
clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs, eux-mêmes
effilés, écailleux, imbriqués d’alvéoles, guillochés, jaunissants
et grumeleux, comme deux épis.
À intervalles symétriques, au milieu de l’inimitable
ornementation de leurs feuilles qu’on ne peut confondre avec la
feuille d’aucun autre arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs
larges pétales de satin blanc ou suspendaient les timides bouquets
de leurs rougissants boutons. C’est du côté de Méséglise que j’ai
remarqué pour la première fois l’ombre ronde que les pommiers font
sur la terre ensoleillée, et aussi ces soies d’or impalpable que le
couchant tisse obliquement sous les feuilles, et que je voyais mon
père interrompre de sa canne sans les faire jamais dévier.
Parfois dans le ciel de l’après-midi passait la lune blanche
comme une nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont ce
n’est pas l’heure de jouer et qui, de la salle, en toilette de
ville, regarde un moment ses camarades, s’effaçant, ne voulant pas
qu’on fasse attention à elle. J’aimais à retrouver son image dans
des tableaux et dans des livres, mais ces œuvres d’art étaient bien
différentes – du moins pendant les premières années, avant que
Bloch eût accoutumé mes yeux et ma pensée à des harmonies plus
subtiles – de celles où la lune me paraîtrait belle aujourd’hui et
où je ne l’eusse pas reconnue alors. C’était, par exemple, quelque
roman de Saintine, un paysage de Gleyre où elle découpe nettement
sur le ciel une faucille d’argent, de ces œuvres naïvement
incomplètes comme étaient mes propres impressions et que les sœurs
de ma grand’mère s’indignaient de me voir aimer. Elles pensaient
qu’on doit mettre devant les enfants, et qu’ils font preuve de goût
en aimant d’abord les œuvres que parvenu à la maturité, on admire
définitivement. C’est sans doute qu’elles se figuraient les mérites
esthétiques comme des objets matériels qu’un œil ouvert ne peut
faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d’en mûrir
lentement des équivalents dans son propre cœur.
C’est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située au bord
d’une grande mare et adossée à un talus buissonneux que demeurait
M. Vinteuil. Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille,
conduisant un buggy à toute allure. À partir d’une certaine année
on ne la rencontra plus seule, mais avec une amie plus âgée, qui
avait mauvaise réputation dans le pays et qui un jour s’installa
définitivement à Montjouvain. On disait : « Faut-il que
ce pauvre M. Vinteuil soit aveuglé par la tendresse pour ne pas
s’apercevoir de ce qu’on raconte, et permettre à sa fille, lui qui
se scandalise d’une parole déplacée, de faire vivre sous
son toit une femme pareille. Il dit que c’est une femme supérieure,
un grand cœur et qu’elle aurait eu des dispositions extraordinaires
pour la musique si elle les avait cultivées. Il peut être sûr que
ce n’est pas de musique qu’elle s’occupe avec sa fille. » M.
Vinteuil le disait ; et il est en effet remarquable combien
une personne excite toujours d’admiration pour ses qualités morales
chez les parents de toute autre personne avec qui elle a des
relations charnelles. L’amour physique, si injustement décrié,
force tellement tout être à manifester jusqu’aux moindres parcelles
qu’il possède de bonté, d’abandon de soi, qu’elles resplendissent
jusqu’aux yeux de l’entourage immédiat. Le docteur Percepied à qui
sa grosse voix et ses gros sourcils permettaient de tenir tant
qu’il voulait le rôle de perfide dont il n’avait pas le physique,
sans compromettre en rien sa réputation inébranlable et imméritée
de bourru bienfaisant, savait faire rire aux larmes le curé et tout
le monde en disant d’un ton rude : « Hé bien ! il
paraît qu’elle fait de la musique avec son amie,
MlleVinteuil. Ça a l’air de vous étonner. Moi je sais
pas. C’est le père Vinteuil qui m’a encore dit ça hier. Après tout,
elle a bien le droit d’aimer la musique, c’te fille. Moi je ne suis
pas pour contrarier les vocations artistiques des enfants. Vinteuil
non plus à ce qu’il paraît. Et puis lui aussi il fait de la musique
avec l’amie de sa fille. Ah ! sapristi on en fait une musique
dans c’te boîte-là. Mais qu’est-ce que vous avez à rire ; mais
ils font trop de musique ces gens.
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