Je descendis causer avec mes parents en
attendant le docteur. Puis nous repartîmes, je repris ma place sur
le siège, je tournai la tête pour voir encore les clochers qu’un
peu plus tard j’aperçus une dernière fois au tournant d’un chemin.
Le cocher, qui ne semblait pas disposé à causer, ayant à peine
répondu à mes propos, force me fut, faute d’autre compagnie, de me
rabattre sur celle de moi-même et d’essayer de me rappeler mes
clochers. Bientôt, leurs lignes et leurs surfaces ensoleillées,
comme si elles avaient été une sorte d’écorce, se déchirèrent, un
peu de ce qui m’était caché en elles m’apparut, j’eus une pensée
qui n’existait pas pour moi l’instant avant, qui se formula en mots
dans ma tête, et le plaisir que m’avait fait tout à l’heure
éprouver leur vue s’en trouva tellement accru que, pris d’une sorte
d’ivresse, je ne pus plus penser à autre chose. À ce moment et
comme nous étions déjà loin de Martinville, en tournant la tête je
les aperçus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil était
déjà couché. Par moments les tournants du chemin me les dérobaient,
puis ils se montrèrent une dernière fois et enfin je ne les vis
plus.
Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de
Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie
phrase, puisque c’était sous la forme de mots qui me faisaient
plaisir que cela m’était apparu, demandant un crayon et du papier
au docteur, je composai malgré les cahots de la voiture, pour
soulager ma conscience et obéir à mon enthousiasme, le petit
morceau suivant que j’ai retrouvé depuis et auquel je n’ai eu à
faire subir que peu de changements :
« Seuls, s’élevant du niveau de la plaine et comme perdus
en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de
Martinville. Bientôt nous en vîmes trois : venant se placer en
face d’eux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de
Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient, nous allions
vite et pourtant les trois clochers étaient toujours au loin devant
nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine, immobiles et qu’on
distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq s’écarta, prit
ses distances, et les clochers de Martinville restèrent seuls,
éclairés par la lumière du couchant que même à cette distance, sur
leurs pentes, je voyais jouer et sourire. Nous avions été si longs
à nous rapprocher d’eux, que je pensais au temps qu’il faudrait
encore pour les atteindre quand, tout d’un coup, la voiture ayant
tourné, elle nous déposa à leurs pieds ; et ils s’étaient
jetés si rudement au-devant d’elle, qu’on n’eut que le temps
d’arrêter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes notre
route ; nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de
temps et le village après nous avoir accompagnés quelques secondes
avait disparu, que restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir,
ces clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe
d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour que
les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore ;
mais la route changea de direction, ils virèrent dans la lumière
comme trois pivots d’or et disparurent à mes yeux. Mais, un peu
plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le soleil étant
maintenant couché, je les aperçus une dernière fois de très loin,
qui n’étaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel
au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me faisaient penser
aussi aux trois jeunes filles d’une légende, abandonnées dans une
solitude où tombait déjà l’obscurité ; et tandis que nous nous
éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et
après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes,
se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre,
ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire,
charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit. « Je ne
repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand, au coin
du siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un
panier les volailles qu’il avait achetées au marché de Martinville,
j’eus fini de l’écrire, je me trouvai si heureux, je sentais
qu’elle m’avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce
qu’ils cachaient derrière eux, que comme si j’avais été moi-même
une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à
tue-tête.
Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu rêver
au plaisir que ce serait d’être l’ami de la duchesse de Guermantes,
de pêcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et,
avide de bonheur, ne demander en ces moments-là rien d’autre à la
vie que de se composer toujours d’une suite d’heureux après-midi.
Mais quand sur le chemin du retour j’avais aperçu sur la gauche une
ferme, assez distante de deux autres qui étaient au contraire très
rapprochées, et à partir de laquelle pour entrer dans Combray il
n’y avait plus qu’à prendre une allée de chênes bordée d’un côté de
prés appartenant chacun à un petit clos et plantés à intervalles
égaux de pommiers qui y portaient, quand ils étaient éclairés par
le soleil couchant, le dessin japonais de leurs ombres, brusquement
mon cœur se mettait à battre, je savais qu’avant une demi-heure
nous serions rentrés, et que, comme c’était de règle les jours où
nous étions allés du côté de Guermantes et où le dîner était servi
plus tard, on m’enverrait me coucher sitôt ma soupe prise, de sorte
que ma mère, retenue à table comme s’il y avait du monde à dîner,
ne monterait pas me dire bonsoir dans mon lit. La zone de tristesse
où je venais d’entrer était aussi distincte de la zone où je
m’élançais avec joie il y avait un moment encore que dans certains
ciels une bande rose est séparée comme par une ligne d’une bande
verte ou d’une bande noire. On voit un oiseau voler dans le rose,
il va en atteindre la fin, il touche presque au noir, puis il y est
entré. Les désirs qui tout à l’heure m’entouraient, d’aller à
Guermantes, de voyager, d’être heureux, j’étais maintenant
tellement en dehors d’eux que leur accomplissement ne m’eût fait
aucun plaisir. Comme j’aurais donné tout cela pour pouvoir pleurer
toute la nuit dans les bras de maman ! Je frissonnais, je ne
détachais pas mes yeux angoissés du visage de ma mère, qui
n’apparaîtrait pas ce soir dans la chambre où je me voyais déjà par
la pensée, j’aurais voulu mourir. Et cet état durerait jusqu’au
lendemain, quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier,
leurs barreaux au mur revêtu de capucines qui grimpaient jusqu’à ma
fenêtre, je sauterais à bas du lit pour descendre vite au jardin,
sans plus me rappeler que le soir ramènerait jamais l’heure de
quitter ma mère. Et de la sorte c’est du côté de Guermantes que
j’ai appris à distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant
certaines périodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée,
l’un revenant chasser l’autre, avec la ponctualité de la
fièvre ; contigus, mais si extérieurs l’un à l’autre, si
dépourvus de moyens de communication entre eux, que je ne puis plus
comprendre, plus même me représenter, dans l’un, ce que j’ai
désiré, ou redouté, ou accompli dans l’autre.
Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils
pour moi liés à bien des petits événements de celle de toutes les
diverses vies que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine
de péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire la vie
intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et
les vérités qui en ont changé pour nous le sens et l’aspect, qui
nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions depuis
longtemps la découverte ; mais c’était sans le savoir ;
et elles ne datent pour nous que du jour, de la minute où elles
nous sont devenues visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur
l’herbe, l’eau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna
leur apparition continue à accompagner leur souvenir de son visage
inconscient ou distrait ; et certes quand ils étaient
longuement contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui
rêvait – comme l’est un roi, par un mémorialiste perdu dans la
foule – ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser
que ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à survivre en
leurs particularités les plus éphémères ; et pourtant ce
parfum d’aubépine qui butine le long de la haie où les églantiers
le remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier
d’une allée, une bulle formée contre une plante aquatique par l’eau
de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et
a réussi à leur faire traverser tant d’années successives, tandis
qu’alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui
les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce
morceau de paysage amené ainsi jusqu’à aujourd’hui se détache si
isolé de tout, qu’il flotte incertain dans ma pensée comme une
Délos fleurie, sans que je puisse dire de quel pays, de quel temps
– peut-être tout simplement de quel rêve – il vient. Mais c’est
surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental, comme aux
terrains résistants sur lesquels je m’appuie encore, que je dois
penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. C’est parce
que je croyais aux choses, aux êtres, tandis que je les parcourais,
que les choses, les êtres qu’ils m’ont fait connaître sont les
seuls que je prenne encore au sérieux et qui me donnent encore de
la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la
réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu’on me montre
aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies
fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses
bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec
sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont
constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j’aimerais
vivre, où j’exige avant tout qu’on puisse aller à la pêche, se
promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et
trouver au milieu des blés, ainsi qu’était Saint-André-des-Champs,
une église monumentale, rustique et dorée comme une meule ; et
les bluets, les aubépines, les pommiers qu’il m’arrive quand je
voyage de rencontrer encore dans les champs, parce qu’ils sont
situés à la même profondeur, au niveau de mon passé, sont
immédiatement en communication avec mon cœur. Et pourtant, parce
qu’il y a quelque chose d’individuel dans les lieux, quand me
saisit le désir de revoir le côté de Guermantes, on ne le
satisferait pas en me menant au bord d’une rivière où il y aurait
d’aussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la Vivonne, pas plus
que le soir en rentrant – à l’heure où s’éveillait en moi cette
angoisse qui plus tard émigre dans l’amour, et peut devenir à
jamais inséparable de lui – je n’aurais souhaité que vînt me dire
bonsoir une mère plus belle et plus intelligente que la mienne.
Non ; de même que ce qu’il me fallait pour que je pusse
m’endormir heureux, avec cette paix sans trouble qu’aucune
maîtresse n’a pu me donner depuis, puisqu’on doute d’elles encore
au moment où on croit en elles et qu’on ne possède jamais leur cœur
comme je recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier,
sans la réserve d’une arrère-pensée, sans le reliquat d’une
intention qui ne fût pas pour moi – c’est que ce fût elle, c’est
qu’elle inclinât vers moi ce visage où il y avait au-dessous de
l’œil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et que
j’aimais à l’égal du reste ; de même ce que je veux revoir,
c’est le côté de Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est
peu éloignée des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à
l’entrée de l’allée des chênes ; ce sont ces prairies où,
quand le soleil les rend réfléchissantes comme une mare, se
dessinent les feuilles des pommiers, c’est ce paysage dont parfois,
la nuit dans mes rêves, l’individualité m’étreint avec une
puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au
réveil. Sans doute pour avoir à jamais indissolublement uni en moi
des impressions différentes, rien que parce qu’ils me les avaient
fait éprouver en même temps, le côté de Méséglise ou le côté de
Guermantes m’ont exposé, pour l’avenir, à bien des déceptions et
même à bien des fautes. Car souvent j’ai voulu revoir une personne
sans discerner que c’était simplement parce qu’elle me rappelait
une haie d’aubépines, et j’ai été induit à croire, à faire croire à
un regain d’affection, par un simple désir de voyage.
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