Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la
musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une
de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement
musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout
autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre, pendant un
instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les
notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et
leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions
variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de
largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont
évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous
pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes
suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à
envelopper de sa liquidité et de son « fondu » les motifs
qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger
aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir
particulier qu’ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à
nommer, ineffables – si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille
à établir des fondations durables au milieu des flots, en
fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne
nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de
les différencier. Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann
avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait
fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire,
mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau
continuait, si bien que, quand la même impression était tout d’un
coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en
représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la
valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est
plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de
la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il
avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques
instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé
aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu
l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle
ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle
comme un amour inconnu.
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis
ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout
d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à
la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait
de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu,
mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers
des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita
passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en
effet mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une
volupté moins profonde. Mais rentré chez lui il eut besoin d’elle,
il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu’il a
aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté
nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande,
sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il
aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom.
Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir
amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement.
Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but
idéal et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes,
qu’il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne
changerait plus jusqu’à sa mort ; bien plus, ne se sentant
plus d’idées élevées dans l’esprit, il avait cessé de croire à leur
réalité, sans pouvoir non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il
pris l’habitude de se réfugier dans des pensées sans importance et
qui lui permettaient de laisser de côté le fond des choses. De même
qu’il ne se demandait pas s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller
dans le monde, mais en revanche savait avec certitude que s’il
avait accepté une invitation il devait s’y rendre, et que s’il ne
faisait pas de visite après il lui fallait laisser des cartes, de
même dans sa conversation il s’efforçait de ne jamais exprimer avec
cœur une opinion intime sur les choses, mais de fournir des détails
matériels qui valaient en quelque sorte par eux-mêmes et lui
permettaient de ne pas donner sa mesure. Il était extrêmement
précis pour une recette de cuisine, pour la date de la naissance ou
de la mort d’un peintre, pour la nomenclature de ses œuvres.
Parfois, malgré tout, il se laissait aller à émettre un jugement
sur une œuvre, sur une manière de comprendre la vie, mais il
donnait alors à ses paroles un ton ironique comme s’il n’adhérait
pas tout entier à ce qu’il disait. Or, comme certains
valétudinaires chez qui, tout d’un coup, un pays où ils sont
arrivés, un régime différent, quelquefois une évolution organique,
spontanée et mystérieuse, semblent amener une telle régression de
leur mal qu’ils commencent à envisager la possibilité inespérée de
commencer sur le tard une vie toute différente, Swann trouvait en
lui, dans le souvenir de la phrase qu’il avait entendue, dans
certaines sonates qu’il s’était fait jouer, pour voir s’il ne l’y
découvrirait pas, la présence d’une de ces réalités invisibles
auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles, comme si la
musique avait eu sur la sécheresse morale dont il souffrait une
sorte d’influence élective, il se sentait de nouveau le désir et
presque la force de consacrer sa vie. Mais n’étant pas arrivé à
savoir de qui était l’œuvre qu’il avait entendue, il n’avait pu se
la procurer et avait fini par l’oublier. Il avait bien rencontré
dans la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à
cette soirée et les avait interrogées ; mais plusieurs étaient
arrivées après la musique ou parties avant ; certaines
pourtant étaient là pendant qu’on l’exécutait, mais étaient allées
causer dans un autre salon, et d’autres restées à écouter n’avaient
pas entendu plus que les premières. Quant aux maîtres de maison,
ils savaient que c’était une œuvre nouvelle que les artistes qu’ils
avaient engagés avaient demandé à jouer ; ceux-ci étant partis
en tournée, Swann ne put pas en savoir davantage. Il avait bien des
amis musiciens, mais tout en se rappelant le plaisir spécial et
intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devant ses
yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant incapable de
la leur chanter. Puis il cessa d’y penser.
Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait
commencé de jouer chez MmeVerdurin, tout d’un coup après
une note longuement tendue pendant deux mesures, il vit approcher,
s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un
rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il
reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et
odorante qu’il aimait. Et elle était si particulière, elle avait un
charme si individuel et qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que
ce fut pour Swann comme s’il eût rencontré dans un salon ami une
personne qu’il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais
retrouver. À la fin, elle s’éloigna, indicatrice, diligente, parmi
les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le
reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom
de son inconnue (on lui dit que c’était l’andante de la sonate pour
piano et violon de Vinteuil,) il la tenait, il pourrait l’avoir
chez lui aussi souvent qu’il voudrait, essayer d’apprendre son
langage et son secret.
Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de lui
pour lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup
à MmeVerdurin.
– Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann ; la
comprend-il assez, sa sonate, le petit misérable ? Vous ne
saviez pas que le piano pouvait atteindre à ça. C’est tout, excepté
du piano, ma parole ! Chaque fois j’y suis reprise, je crois
entendre un orchestre. C’est même plus beau que l’orchestre, plus
complet.
Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les mots
comme s’il avait fait un trait d’esprit :
– Vous êtes très indulgente pour moi, dit-il.
Et tandis que MmeVerdurin disait à son mari :
« Allons, donne-lui de l’orangeade, il l’a bien
méritée », Swann racontait à Odette comment il avait été
amoureux de cette petite phrase. Quand MmeVerdurin,
ayant dit d’un peu loin : « Eh bien ! il me semble
qu’on est en train de vous dire de belles choses, Odette »,
elle répondit : « Oui, de très belles », Swann
trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait des
renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie
où il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour
lui la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait voulu
savoir.
Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce
musicien (quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment belle,
MmeVerdurin s’était écriée : « Je vous crois
un peu qu’elle est belle ! Mais on n’avoue pas qu’on ne
connaît pas la sonate de Vinteuil, on n’a pas le droit de ne pas la
connaître », et le peintre avait ajouté :
« Ah ! c’est tout à fait une très grande machine,
n’est-ce pas ? Ce n’est pas, si vous voulez, la chose
« cher » et « public », n’est-ce pas ?
mais c’est la très grosse impression pour les artistes »), ces
gens semblaient ne s’être jamais posé ces questions, car ils furent
incapables d’y répondre.
Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa
phrase préférée :
– Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait
attention ; je vous dirai que je n’aime pas beaucoup chercher
la petite bête et m’égarer dans des pointes d’aiguille ; on ne
perd pas son temps à couper les cheveux en quatre ici, ce n’est pas
le genre de la maison, répondit MmeVerdurin, que le
docteur Cottard regardait avec une admiration béate et un zèle
studieux se jouer au milieu de ce flot d’expressions toutes faites.
D’ailleurs lui et MmeCottard, avec une sorte de bon sens
comme en ont aussi certaines gens du peuple, se gardaient bien de
donner une opinion ou de feindre l’admiration pour une musique
qu’ils s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez eux, ne
pas plus comprendre que la peinture de « M.
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