L'âge le tourmente. Mais le vin, comme un Pactole nouveau, roule à travers l'humanité languissante un or intellectuel. Comme les bons rois, il règne par ses services et chante ses exploits par le gosier de ses sujets.
Il y a sur la boule terrestre une foule innombrable, innomée, dont le sommeil n'endormirait pas suffisamment les souffrances. Le vin compose pour eux des chants et des poèmes.
Beaucoup de personnes me trouveront sans doute bien indulgent. « Vous innocentez l'ivrognerie, vous réalisez la crapule. » J'avoue que devant les bienfaits je n'ai pas le courage de compter les griefs. D'ailleurs, j'ai dit que le vin était assimilable à l'homme, et j'ai accordé que leurs crimes étaient égaux à leurs vertus.
Puis-je mieux faire ? J'ai d'ailleurs une autre idée. Si le vin disparaissait de la production humaine, je crois qu'il se ferait dans la santé et dans l'intellect de la planète un vide, une absence, une défectuosité beaucoup plus affreuse que tous les excès et les déviations dont on rend le vin responsable. N'est-il pas raisonnable de penser que les gens qui ne boivent jamais de vin, naïfs ou systématiques, sont des imbéciles ou des hypocrites ; des imbéciles, c'est-à-dire des hommes ne connaissant ni l'humanité ni la nature, des artistes repoussant les moyens traditionnels de l'art ; ouvriers blasphémant la mécanique ; - des hypocrites, c'est-à-dire des gourmands honteux, des fanfarons de sobriété, buvant en cachette et ayant quelque occulte ? Un homme qui ne boit que de l'eau a un secret à cacher à ses semblables.
Qu'on en juge : il y a quelques années, à une exposition de peinture, la foule des imbéciles fit devant un tableau poli, ciré, verni comme un objet d'industrie. C'était l'antithèse absolue de l'art ; c'est la Cuisine de Drolling ce que la folie est à la les séides à l'imitateur. Dans cette peinture microscopique on voyait voler les mouches. J'étais attiré ce monstrueux objet comme tout le monde ; mais j'étais honteux de cette singulière faiblesse, car c'était l'irrésistible attraction de l'horrible.
Enfin, je m'aperçus que j'étais entraîné à mon insu par une curiosité philosophique, l'immense désir de savoir quel pouvait être le caractère moral de l'homme qui avait enfanté une aussi criminelle extravagance.
Je pariai avec moi-même qu'il devait être foncièrement méchant. Je fis prendre des renseignements, et mon instinct eut le plaisir de gagner ce pari psychologique.
J'appris que le monstre se levait régulièrement avant le jour, qu'il avait ruiné sa femme de ménage, et qu'il ne buvait que du lait!
Encore une ou deux histoires, et nous dogmatiserons. Un jour, sur un trottoir, je vois un gros rassemblement ; je parviens à lever les yeux par-dessus les épaules des badauds, et je vois ceci : un homme étendu par terre, sur le dos, les yeux ouverts et fixés sur le ciel, un autre homme, debout devant lui, et lui parlant par gestes seulement, l'homme à terre lui répondant des yeux seulement, tous les deux ayant l'air animé d'une prodigieuse bienveillance. Les gestes de l'homme debout disaient à l'intelligence de l'homme étendu :
« Viens, viens encore, le bonheur est là, à deux pas, viens au coin de la rue. Nous n'avons pas complètement perdu de vue la rive du chagrin, nous ne sommes pas encore au plein-coeur de la rêverie ; allons, courage, ami, dis à tes jambes de satisfaire ta pensée. »
Tout cela plein de vacillements et de balancements harmonieux. L'autre était sans doute arrivé au premier d'ailleurs, il naviguait dans le ruisseau, car son sourire béat répondait : « Laisse ton ami tranquille.
La rive du chagrin a suffisamment disparu derrière les brouillards bienfaisants ; je n'ai plus rien à demander au ciel de la rêverie. » Je crois même avoir entendu une phrase vague, ou plutôt un soupir vaguement formulé en paroles s'échapper de sa bouche : « Il faut être raisonnable. » Ceci est le comble du sublime. Mais dans l'ivresse il y a de l'hyper-sublime, comme vous allez voir. L'ami toujours plein d'indulgence s'en va seul au cabaret, puis il revient une corde à la main.
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