Le vaincu embrasse toujours le vainqueur, Il y a des ivrognes méchants ; ce sont des gens naturellement méchants. L'homme mauvais devient exécrable, comme le bon devient excellent.
Je vais parler tout à l'heure d'une substance mise à la mode depuis quelques années, espèce de drogue délicieuse pour une certaine catégorie de dilettantistes, dont les effets sont bien autrement foudroyants et puissants que ceux du vin. J'en décrirai avec soin tous les effets, puis, reprenant la peinture des différentes efficacités du vin, je comparerai ces deux moyens artificiels, par lesquels l'homme exaspérant sa personnalité crée, pour ainsi dire, en lui une sorte de divinité.
Je montrerai les inconvénients du haschisch, dont le moindre, malgré les trésors de bienveillance inconnus qu'il fait germer en apparence dans le coeur, ou plutôt dans le cerveau de l'homme, dont le moindre défaut, dis-je, est d'être antisocial, tandis que le vin est profondément humain, et j'oserais presque dire homme d'action.
IV
LE HASCHISCH
Quand on fait la moisson du chanvre, il se passe quelquefois d'étranges phénomènes dans la personne des travailleurs mâles et femelles. On dirait qu'il s'élève de la moisson je ne sais quel esprit vertigineux qui circule autour des jambes et monte malicieusement jusqu'au cerveau.
La tête du moissonneur est pleine de tourbillons, d'autres fois elle est chargée de rêverie. Les membres s'affaiblissent et refusent le service.
Du reste, il m'est arrivé, à moi, enfant, jouant et me roulant dans des amas de luzerne, des phénomènes analogues.
On a essayé de faire du haschisch avec du chanvre de France. Tous les essais jusqu'à présent ont été mauvais, et les enragés qui veulent à tout prix se procurer des jouissances féeriques ont continué à se servir du haschisch qui avait traversé la Méditerranée, c'est-à-dire fait avec du chanvre indien ou égyptien. La composition du haschisch est faite d'une décoction de chanvre indien, de beurre et d'une petite quantité d'opium.
Voici une confiture verte, singulièrement odorante, tellement odorante qu'elle soulève une certaine répulsion, comme le ferait, du reste, toute odeur fine portée à son maximum de force et pour ainsi dire de densité.
Prenez-en gros comme une noix, remplissez-en une petite cuiller, et vous possédez le bonheur ; le bonheur absolu avec toutes ses ivresses, toutes ses folies de jeunesse, et aussi ses béatitudes infinies. Le bonheur est là, sous la forme d'un petit morceau de confiture ; prenez-en sans crainte, on n'en meurt pas ; les organes physiques n'en reçoivent aucune atteinte grave. Peut-être votre volonté en sera-t-elle amoindrie, ceci est une autre affaire.
Généralement pour donner au haschisch toute sa force et tout son développement, il faut le délayer dans du café noir très chaud, et le prendre à jeun; le dîner est rejeté vers dix heures ou minuit; une soupe très légère seule est permise. Une infraction à cette règle si simple produirait ou des vomissements, le dîner se querellant avec la drogue, ou l'inefficacité du haschisch.
Beaucoup d'ignorants ou d'imbéciles qui se conduisent ainsi accusent le haschisch d'impuissance.
À peine la petite drogue absorbée, opération qui, du reste, demande une certaine résolution, car, ainsi que je l'ai dit, la mixture est tellement odorante qu'elle cause à quelques personnes des velléités de nausées, vous vous trouvez immédiatement placé dans un état anxieux. Vous avez entendu vaguement parler des effets merveilleux du haschisch, votre imagination s'est fait une idée particulière, un idéal d'ivresse, et il vous tarde de savoir si la réalité, si le résultat sera adéquat à votre préconception. Le temps qui s'écoule entre l'absorption du breuvage et les premiers symptômes varie suivant les tempéraments et aussi suivant l'habitude. Les personnes qui ont la connaissance et la pratique du haschisch sentent quelquefois, au bout d'une demi-heure, les premiers symptômes de l'invasion.
J'ai oublié de dire que le haschisch causant dans l'homme une exaspération de sa personnalité et en même temps un sentiment très vif des circonstances et des milieux, il était convenable de ne se soumettre à son action que dans des milieux et des circonstances favorables. Toute joie, tout bien-être étant surabondant, toute douleur, toute angoisse est immensément profonde. Ne faites pas par vous-même une pareille expérience, si vous avez à accomplir quelque affaire désagréable, si votre esprit se trouve porté au spleen, si vous avez un billet à payer. Je l'ai dit, le haschisch est impropre à l'action. Il ne console pas comme le vin ; il ne fait que développer outre mesure la personnalité humaine dans les circonstances actuelles où elle est placée. Autant qu'il se peut, il faut un bel appartement ou un beau paysage, un esprit libre et dégagé, et quelques complices dont le tempérament intellectuel se rapproche du vôtre ; un peu de musique aussi, s'il est possible.
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