Eh ! bien ? lui dit à voix basse le jeune homme, qu’une sorte de pressentiment avertit d’agir avec mystère.

— Ces gredins-là se remuent comme des vers, et je me hâte, si vous le permettez, de vous communiquer mes petites observations.

— Parle, répondit Victor Marchand.

— Je viens de suivre un homme du château qui s’est dirigé par ici une lanterne à la main. Une lanterne est furieusement suspecte ! je ne crois pas que ce chrétien-là ait besoin d’allumer des cierges à cette heure-ci. Ils veulent nous manger ! que je me suis dit, et je me suis mis à lui examiner les talons. Aussi, mon commandant, ai-je découvert à trois pas d’ici, sur un quartier de roche, un certain amas de fagots.

Un cri terrible qui tout à coup retentit dans la ville, interrompit le soldat. Une lueur soudaine éclaira le commandant. Le pauvre grenadier reçut une balle dans la tête et tomba. Un feu de paille et de bois sec brillait comme un incendie à dix pas du jeune homme. Les instruments et les rires cessaient de se faire entendre dans la salle du bal. Un silence de mort, interrompu par des gémissements, avait soudain remplacé les rumeurs et la musique de la fête. Un coup de canon retentit sur la plaine blanche de l’Océan. Une sueur froide coula sur le front du jeune officier. Il était sans épée. Il comprenait que ses soldats avaient péri et que les Anglais allaient débarquer. Il se vit déshonoré s’il vivait, il se vit traduit devant un conseil de guerre ; alors il mesura des yeux la profondeur de la vallée, et s’y élançait au moment où la main de Clara saisit la sienne.

— Fuyez ! dit-elle, mes frères me suivent pour vous tuer. Au bas du rocher, par là, vous trouverez l’andaloux de Juanito. Allez !

Elle le poussa, le jeune homme stupéfait la regarda pendant un moment ; mais, obéissant bientôt à l’instinct de conservation qui n’abandonne jamais l’homme, même le plus fort, il s’élança dans le parc en prenant la direction indiquée, et courut à travers des rochers que les chèvres avaient seules pratiqués jusqu’alors. Il entendit Clara crier à ses frères de le poursuivre ; il entendit les pas de ses assassins ; il entendit siffler à ses oreilles les balles de plusieurs décharges ; mais il atteignit la vallée, trouva le cheval, monta dessus et disparut avec la rapidité de l’éclair.

En peu d’heures le jeune officier parvint au quartier du général G..t..r, qu’il trouva dînant avec son état-major.

— Je vous apporte ma tête ! s’écria le chef de bataillon en apparaissant pâle et défait.

Il s’assit, et raconta l’horrible aventure. Un silence effrayant accueillit son récit.

— Je vous trouve plus malheureux que criminel, répondit enfin le terrible général. Vous n’êtes pas comptable du forfait des Espagnols ; et à moins que le maréchal n’en décide autrement, je vous absous.

Ces paroles ne donnèrent qu’une bien faible consolation au malheureux officier.

— Quand l’empereur saura cela ! s’écria-t-il.

— Il voudra vous faire fusiller, dit le général, mais nous verrons. Enfin, ne parlons plus de ceci, ajouta-t-il d’un ton sévère, que pour en tirer une vengeance qui imprime une terreur salutaire à ce pays où l’on fait la guerre à la façon des Sauvages.

Une heure après, un régiment entier, un détachement de cavalerie et un convoi d’artillerie étaient en route. Le général et Victor marchaient à la tête de cette colonne. Les soldats, instruits du massacre de leurs camarades, étaient possédés d’une fureur sans exemple. La distance qui séparait la ville de Menda du quartier général fut franchie avec une rapidité miraculeuse. Sur la route, le général trouva des villages entiers sous les armes. Chacune de ces misérables bourgades fut cernée et leurs habitants décimés. Par une de ces fatalités inexplicables, les vaisseaux anglais étaient restés en panne sans avancer ; mais on sut plus tard que ces vaisseaux ne portaient que de l’artillerie et qu’ils avaient mieux marché que le reste des transports. Ainsi la ville de Menda, privée des défenseurs qu’elle attendait, et que l’apparition des voiles anglaises semblait lui promettre, fut entourée par les troupes françaises presque sans coup férir. Les habitants, saisis de terreur, offrirent de se rendre à discrétion. Par un de ces dévouements qui n’ont pas été rares dans la Péninsule, les assassins des Français, prévoyant, d’après la cruauté connue du général, que Menda serait peut-être livrée aux flammes et la population entière passée au fil de l’épée, proposèrent de se dénoncer eux-mêmes au général. Il accepta cette offre, en y mettant pour condition que les habitants du château, depuis le dernier valet jusqu’au marquis, seraient mis entre ses mains.